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AutreMonde
26 novembre 2007

Les Ambassadeurs.

Dear Henry ...

J’ai lu, début des années 60, Washington Square, surtout par référence à un titre musical de l’époque, morceau de jazz “New Orléans” qui m’enchantait et que jouait un petit groupe aux cuivres éclatants: The Village Stompers. Je m’étonne d’ailleurs aujourd’hui de la remontée si précise de ce souvenir. La musique est encore là, quand j’ai tout oublié du roman ...

C’est David Lodge qui m’a reconduit à Henry James, avec sa biographie fictionnelle: L’auteur, L’auteur! Et du coup, j’ai dû lire en 2004 (?) Les papiers d’Aspern (un ravissement), Le tour d’écrou (une déception), Daisy Miller (assez étonnant) et Les Ailes de la Colombe, dont les déploiements surannés m’ont attaché sans totalement me convaincre. Et puis, là, et je viens d’en finir, au hasard d’un reclassement, Les Ambassadeurs, qui me paraît soudain un probable chef d’œuvre. Un sommet en tout cas. Mais un sommet de quoi? Car le vrai tour de force, et réussi, c’est de “tenir” 410 pages (Coll. Bouquins - Robert Laffont) de non-dits, de non-questions et de non-réponses, de réticences contournées, d’hésitations alambiquées, de dialogues tout en débuts de phrases, une apothéose du pointillé.

Une trame est là, qui peut passer pour claire, qui tient en assez peu de mots. Un jeune homme de la bonne société puritaine de la Nouvelle-Angleterre (Woollett, dans le Massachusetts) est parti pour l’Europe et ses charmes cosmopolites, parmi lesquels sa famille redoute l’influence réputée délétère d’une femme mariée, mais séparée, qui pourrait presque être sa mère et qu’on craint être sa maîtresse en même temps que son pernicieux Pygmalion. On envoie un ambassadeur chargé de ramener l’égaré à de meilleurs sentiments et au pays... et tout le roman n’est au fond que le prodigieux récit de l’échec de cette ambassade. Mais dans quelle profusion de personnages et d’analyses mi-psychologiques, mi-mondaines!, dont la subtilité flirte avec l’abscons. Car l’inouï de cette réussite c’est qu’on s’y régale ... sans comprendre! On tombe sous le charme ... mais sans savoir vraiment de quoi! De James, donc?

Des notes suivent, que j’ai prises, au fil de la lecture, pour marquer et laisser la trace de mes surprises, pour scander à mon propre profit la progression étonnée qui a été la mienne, dans les trébuchements d’un texte dont on sent monter l’emprise et s’installer, quoi qu’on en ait, la fascination. Lecteur captif, j’y ai tenté quelques pâles ruades, mais à quoi bon, le texte, au bout du compte, a lancé ses filets, je me suis retrouvé pris, grossissant les rangs des victimes consentantes: Ils adorent la main qui les tient enchaînés (Racine / Britannicus / Acte IV - scène 4)

Dans l’ordre chronologique et le désordre thématique .....

Le personnage central, l’ambassadeur désigné, se nomme Lewis Lambert Strether. Lewis Lambert ?, nous dit-on, mais: c’est le titre d’un roman de Balzac !, et ... “affreusement mauvais” !
James était effectivement grand admirateur de l’Honoré (Notre père à tous, disait-il), ce qui n’empêche pas (ou le justifie) le “Qui bene amat, bene castigat” (Qui aime bien, châtie bien) de s’exercer. Clin d’œil: Lewis/Louis. Publié en 1832 sous une forme qui sera plusieurs fois remaniée et augmentée, Louis Lambert narre l’histoire d’un enfant sublime et voyant qui mourra à 28 ans et aura été jugé fou.

Quelques références à la littérature anglaise en début de roman:

Le major Pendennis ou M. Burchell chez le Dr. Primrose... Mais encore?
Le premier sort d’un roman écrit vers 1850 par William Thackeray. Arthur Pendennis est un provincial monté à Londres pour chercher sa voie sinon trouver sa place. Peinture satirique de la société aristocratique.
Dans le second cas, l’allusion nait d’une œuvre d’Oliver Goldsmith publiée en 1766: The Vicar of Wakefield. Le narrateur nous présente la vie idyllique du Docteur Primrose, de Deborah son épouse et de leurs six enfants, qui va basculer dans des drames où intervient leur excentrique ami M. Burchell, lequel s’avérera in fine un providentiel Deus ex machina prenant en charge la Happy end espérée. Oliver Goldsmith (je suis en pleine découverte!), 1730 - 1774, est un très estimable anglo-irlandais ( tournure assez irrespectueuse, cavalière disons: ça fait un peu (cheval) “anglo-arabe”, non? Passons ...) qui après des études médicales se retrouva poète et accessoirement apothicaire.

Quelques curiosités de vocabulaire.

Je m’interroge sur le “megatherium” du major Pendennis: ... le major Pendennis en son megatherium. Les dictionnaires ne m’avouent megatherium que comme mammifère préhistorique du genre du paresseux (Amérique du sud) et de la taille de l’éléphant. Diable. Peut-être s’agit-il - assumons notre irritant pédantisme -d’une sorte d’antonomase (dans le sens de l’utilisation métaphorique d’un nom propre - mais megatherium n’est pas un nom propre ... - comme on parle d’un Trafalgar ; exemple : la “petite” finale de la coupe du Monde de rugby France-Argentine pour la troisième place fut un Trafalgar sportif!) et dès lors d’une possible désignation ici d’un local réservé et vaste où Pendennis pût étaler ses penchants à la paresse? J’invente, là, mais enfin : À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. Il faut donc bien risquer!

J’ai de meilleurs renseignements sur ce qu’est un Schibboleth. C’est un mot hébreu (signifiant: épi) dont la Bible (Le livre des juges; Chap.12) nous donne la clé particulière d’utilisation. Il fut employé comme mode de reconnaissance dans le conflit entre originaires d’Éphraïm et de Galaad, régions qui le prononçaient en deux manières incompatibles. À rencontrer un groupe d’Éphraïm et à le prononcer “à la Galaad”, on risquait de se retrouver la gorge ouverte. Il y aurait eu ainsi, lors de l’affrontement principal, 42000 victimes en quelque sorte phonologiques. Par extension, le mot est employé depuis au sens de “code” ou “mot de passe”.
On trouve un exemple de réexploitation stricte du principe dans les années 1970 au Liban, où les miliciens des barrages chrétiens, pour distinguer les palestiniens, présentaient une tomate et demandaient qu’on la leur nommât. En arabe, tomate se dit banadoura que les palestiniens prononçaient compulsivement, nous dit-on, ban’dora. Délit de prononciation!

À reprendre mes remarques, je trouve beaucoup de notations itérant constamment le même sentiment de lecture:

- Est-ce difficultés de traduction, abus de l’understatement (la forme anglaise de la litote, ainsi du non-aveu d’amour, du “Va, je ne te hais point” de Chimène à Rodrigue, l’expression très atténuée de la pensée, contournant l’obstacle de la pudeur dans des négations d’expressions contraires, le drame affreux qui vous arrive devenant un incident que vous “ne rangeriez pas au chapitre des satisfactions” ...)? La visée psychologique apparaît souvent confuse: deux interlocuteurs ont des échanges en demi-teinte dont on nous suggère qu’ils ouvrent sur des vérités profondes de l’ordre du sentiment et ... nulle lueur ne se fait pour nous. Il émane de tout un charme désuet et ... dépourvu d’information. James ou la musicalité non signifiante?.

- Dans le début des Ambassadeurs, le marivaudage est constant, avec dialogues à fleurets mouchetés qui sont à l’évidence des allusions limpides pour les protagonistes et obscures pour nous, tout en distillant en permanence des pincées qu’on dira aujourd’hui “coquines” parce qu’à tout lisser et affadir, des mal-voyants aux techniciens de surface, on n’osera même plus les proclamer subliminalement sexuelles. Cela dit, c’est la base même de tout marivaudage, voire - et peut-être: hélas! - de toute conversation entre personnes de sexes opposés.

- Paris est à l’honneur et on ne cesse de se promener Jardin du Luxembourg dans les débuts du roman, et autour de chez soi, lecteur, quand on habite au Quartier latin. Un détail amusant [et doublement car depuis, dans Le rapport de Brodeck (cf. chronique), l’affaire a resurgi. Décidément...]: “Strether se souvenait d’avoir lu quelque part une devise latine, s’appliquant aux heures et relevée par un voyageur en Espagne; il s’était laissé aller, en esprit, à étendre cette devise aux créatures numéros un, deux et trois, de Chad (note: le jeune égaré et ses connaissances frivoles ou hypothétiquement telles) ... Omnes vulnerant, ultima necat ... Toutes avaient fait une blessure morale; la dernière avait porté le coup de grâce”. Oui, décidément! Les devises horlogères envoient Philippe Claudel en Suisse et Henry James en Espagne. La latinité fut vaste!

- J’ai des moments de pleine empathie avec ce Lambert Strether qui exprime sa satisfaction d’avoir à peu près tout raté et s’enchante de l’étendue de son échec comme d’une garantie d’inefficacité qui pourrait le protéger de tout effort, assuré qu’il est destiné à rester inutile. Qui pourrait ... Mais ce n’est pas sa philosophie et il veut essayer encore, peut-être d’ailleurs pour conforter sa théorie et mieux mettre en valeur une règle qui s’acharne à être sans exception, poussant ses choix: “... dans le sentiment ainsi que, si l’affaire était gâchée, du moins la faute lui en incomberait-elle en propre”

- Osons la trivialité forte, James est quand-même le roi de “l’enculage de mouches”! Car comment dire autrement? Quand Céline (Louis-Ferdinand) daube sur ceux qui Proustifient, il pourrait, aussi bien ou davantage, dire: qui Jamesifient, tant l’analyse psychologique (ou l’introspection) chez Proust s’ancre dans des robustesses indiscutables comparées aux évanescents scrupules des héros pusillanimes du cher Henry. James fait, dans la psychologie effarouchée, des travaux d’aiguille qui font paraître la dentelle proustienne d’une autre audace! Reconnaître que dans les deux cas, la subtilité est fascinante.

- Je prends un des personnages du roman à déguster un Léoville... N’ayant avec l’œnologie que des rapports lointains, espacés, assez froids, j’ai dû aller aux nouvelles. Je me suis contenté de survoler deux succinctes notices, l’une sur le Château Léoville-Poyferré, Second cru classé 1855 (Saint Julien), l’autre sur le Château Léoville-Barton dont j’apprends que son millésime 2000 a “bouclé le siècle en apothéose” et que Robert Parker (dont j’ai malgré tout entendu parler ...) accorde 90/100 (ce qui revient sauf erreur à 9/10) à son millésime 1989, qu’on peut d’ailleurs se procurer sur le Net au prix de 109 € la bouteille. Bref, comme le contexte jamésien l’indiquait assez clairement, un Léoville, c’est un grand vin.

- Une phrase caractéristique de sa manière: “Les silences de Mlle Gostrey n’étaient jamais mornes”. Délicieux.

- Le portrait d’un certain Gloriani, figure inventée de sculpteur fameux “chez qui, la plupart du temps, on rencontrait moins de raseurs qu’ailleurs”, m’a paru caractéristique des excès d’un romanesque- romantisme du XIX° qui décourage l’intelligence rationnelle et n’est, au risque de l’anachronisme langagier, que du "people" poussé jusqu’à l’exercice de style. Je cite: “ ... Gloriani révéla à celui-ci [Strether] la belle et fine usure d’un visage qui était comme une lettre ouverte dans une langue étrangère. Le génie dans les yeux, la politesse aux lèvres, derrière lui sa longue carrière, autour de lui sa suite d’honneurs et de récompenses, le grand artiste, d’un seul regard soutenu, de quelques mots charmants de bienvenue, éblouit notre ami, lui apparut comme l’incarnation saisissante, prodigieuse d’un type. Strether (...) savait aussi que (...) il avait émigré à Paris , au milieu de sa carrière, à Paris où il brillait au sein d’une pléiade, d’un lustre personnel quasi insoutenable. Autant de détails qui étaient plus qu’il n’en fallait pour le couronner, aux yeux de son visiteur, du rayonnement, du romanesque de la gloire. Strether, qui ne s’était jamais trouvé en contact si intime avec cet ordre d’élément, eut conscience de lui ouvrir, dans le bonheur de l’instant, toutes les fenêtres de son esprit, de laisser la grisaille intérieure de son être boire, pour une fois, le soleil de cieux inconnus de ses géographies anciennes. Et souvent, dans son souvenir, devait lui revenir le visage de médaille italienne, où la moindre ride semblait due à la main de l’art, où la voix du temps n’exprimait que le bon ton, la consécration; et il devait se rappeler notamment - comme une illumination pénétrante, comme la communication de l’illustre génie même - la façon dont les yeux du sculpteur l’avaient tenu, durant le bref instant de bienvenue et de réponse où ils étaient restés debout, face à face. Il ne devait pas les oublier de sitôt ces yeux; devait penser à eux (tout inconscients, volontaires, préoccupés qu’ils eussent été) comme à la source d’exploration intellectuelle la plus profonde à laquelle, de sa vie, il se fût trouvé exposé. C’était même une vision qu’il devait chérir, pour en jouer à ses heures de loisir (mais sans en parler à personne, sachant parfaitement qu’il ne l’aurait pu sans avoir l’air de déraisonner). De ce que lui avait dit ce regard, ou de ce qu’il lui avait demandé, quel était le plus grand mystère? Fallait-il y voir l’éclat, insigne entre tous et sans rival, suprême, de la torche du génie de l’art, éclairant à jamais ce monde de merveilles? Ou bien surtout la longue lame, droite et plongeante, d’une intelligence pénétrante et toute personnelle, qui devait à la vie sa trempe d’acier? (...)”. ...

À la relecture - puisque recopiant, je relis - je me retrouve plus réservé. Frôlerait-on le ridicule? Les débordements lyriques du portrait ne déconsidèrent-ils pas la littérature dans sa mission éducative? Sinon qu’on peut les retourner au bénéfice d’une analyse des effets délirants de la médiatisation et mettre au premier plan la substitution qu’ils déterminent, du mythe à l’homme ...

- Au détour d’une conversation et dans un emploi de comique linguistique qu’on offre plus souvent me semble-t-il au "serbo-croate", je découvre le roumélien. Après recherche, il apparaît que la Roumélie, connue en tant que telle et “Grande Roumélie” jusqu’à la fin du XIX° siècle, était, correspondant à peu près à la Thrace et à la Macédoine antiques (et incluant, Sylvie Vartan le savait avant moi, le bassin de la Maritza !), la partie européenne de l’empire Ottoman. Les bouleversements diplomatiques des années 1870 (Guerre Russo-Turque; Traité de Berlin; 1878) en verront l’éclatement .. On parlait donc bien le roumélien en Roumélie du temps de James ! Le nom de Roumélie viendrait de la dénomination turque de la région comme Roum’ili : le pays des romains.

- (...) La pièce de billon qu’il déposait dans la sébile . Billon? Le lien avec la monnaie est évident, mais encore? Et bien, le billon serait un alliage de cuivre et d’argent où le titre d’argent est inférieur à 50%. S’il atteint ce pourcentage, on a du billon blanc. À moins de 25%, c’est du billon noir. Par extension, une monnaie de billon est une pièce faite d’un alliage pauvre en métal précieux et quelquefois, avec précision, une monnaie dont la valeur métallique est inférieure à la valeur faciale. Au XVIII°, et c’est assurément le sens retenu par James, le terme désigne génériquement toute petite monnaie en métal non précieux.

- Drôle cette utilisation de l’adjectif: ... un mendiant aveugle et invétéré . Invétéré? Comme on dit d’un buveur. Mendicité compulsive?

- C’est quand même envoûtant de non-dit et d’élégance impénétrable. Enchanteur. On est ravi, sans bien savoir pourquoi, saisi dans le vaporeux d’une psychologie désuète qui s’offre dans des brouillards d’analyse inexplicablement acceptés comme suffisants et qui nous font flotter dans un bonheur tout de lecture. Ainsi peut-être aussi d’un extraordinaire dialogue entre Strether, “l’ambassadeur” désigné, et Chadwick, la brebis égarée à ramener au bercail, qui discutent pendant quatre pages, stricto sensu sans rien dire, de la question non formulée de savoir si Mme de Vionnet, la présumée corruptrice, est vraiment la maîtresse du second. Les pudeurs de Strether, son incapacité à formuler crûment, en une phrase, le fond de sa pensée, se déploient en contournements dont le but évident est d’obtenir les réponses sans formuler les questions. Un morceau d’anthologie et un triomphe de pusillanimité précieuse, avec en filigrane James et sa peur sans doute panique du sexe. What else ?

- Mais le Dear Henry fait lui-même l’analyse de ses non-dits, avec ses personnages comme porte-paroles: “... De fait, toutes ces choses qu’ils évitaient, sciemment, manifestement, de dire, prirent finalement forme, entre eux, de beauté”. Quoi qu’il en soit, soyons honnêtes, par moments, on ne comprend rien à ce qui s’échange entre des protagonistes dont l’auteur nous affirme absolument qu’ils ont tout deviné.
Ainsi:
Quel bien cela fera-t-il?
Nul peut-être, mais ...pour ne pas changer ... toujours est-il que: voilà.
Clairement incompréhensible!

- Parfois quand même, exceptionnellement, on nous informe un peu plus loin que les pointillés, tout en soulignant par là même, la méthode générale, et à quel point le compte-rendu de dialogues par lequel le roman progresse s’appuie sur les ambiguïtés mêmes qui naissent pour le lecteur de la succession des non-informations que ceux-ci distillent, jonglant avec l’indéchiffrable.
Ainsi:
Elle déteste en quelque sorte ...
Oui, c’est cela!
Chad avait eu tôt fait de comprendre tant de compréhension; et ce fut le plus près qu’ils avaient encore été de nommer expressément Mme de Vionnet. Les limites qu’ils imposèrent à leur clarté n’empêchèrent pas, cependant, qu’il flottât assez dans l’air que c’était cette dame que Mme Pocock détestait.

Ici,James nous donne la clé. Un exploit!

- Le romancier-narrateur est très extérieur à l’action, qui l’intéresse, mais en entomologiste.
Ainsi:
Cette remarque avait été d’abord surprenante, et notre ami sentit un instant, sous cet influx, un vent navrant souffler sur ses pensées secrètes. Pourtant nous sommes en mesure d’ajouter qu’il recouvra presque aussitôt sa voix intime, et que plus d’une fraîche fleur de fantaisie devait éclore dans cette même ambiance.

Chez les modernes, José Saramago par exemple exploite beaucoup cette position (quelquefois presque abusivement ... et j’ai fini par en être un peu agacé dans L’autre comme moi)

- Passionnantes premières lignes du chapitre XXX sur des thèmes proustiens: l’art , le réel, la mémoire. Il faut citer tout le passage:

“Quelques jours après (...) il avait pris le train dans une gare - et pour une autre gare aussi bien - toutes deux choisies presque au hasard. Pareilles journées, quoi qu’il arrivât, lui étaient comptées, et il était allé de l’avant sous l’impulsion - assez innocente, sans nul doute - d’en vouer une entière à cette France agreste, au vert d’une fraîcheur si particulière, que son regard n’avait scruté qu’à travers la petite vitre oblongue des peintures. Elle n’était demeurée pour lui, jusqu’alors, en grande partie, qu’une terre d’imagination, arrière-plan de roman, véhicule d’art, pépinière de lettres; aussi distante, en fait, que la Grèce; mais, en fait aussi, presque tout autant consacrée. Le romanesque n’avait besoin, pour tisser sa trame, dans la sensibilité de Strether, que d’éléments assez faibles en soi; et (...) il pouvait encore éprouver un petit frisson d’aventure et de fièvre , à l’idée qu’il existât pour lui une chance de voir, quelque part, quelque chose qui lui rappellerait certain petit Lambinet qui l’avait charmé, il y avait bien des années, chez un marchand de Boston, et qu’il n’avait, de façon tout absurde, jamais oublié. On en avait demandé, il s’en souvenait, un prix que ses renseignements l’autorisaient à croire le plus bas qu’on eut jamais fixé pour un Lambinet; un prix dont il n’avait jamais autant senti la pauvreté que lorsqu’il avait dû reconnaître pour une heure qu’il entrait tout de même dans ses possibilités; ç’avait été l’unique aventure de sa vie, touchant l’achat d’une œuvre d’art. L’aventure, on le percevra, était modeste; mais le souvenir (sans raison, et par Dieu sait quelle vertu hasardeuse d’association) en était doux. Le petit Lambinet continuait à vivre en lui comme le tableau qu’il eût été bien de lui d’acheter, la production particulière qui l’avait fait, sur le moment, outrepasser la modestie de sa nature. Il se rendait parfaitement compte que s’il venait à le revoir, peut-être tomberait-il de son haut ou éprouverait-il un choc; il se retrouvait toujours en deçà de ses rêves. Il avait rêvé, il s’était tourné, retourné, souhaitant que la roue du temps ramenât ce petit Lambinet, tel qu’il l’avait vu sur ce mur brun, dans ce saint des saints de Tremont Street, au jour d’une lucarne. Ce serait autre chose, cependant, que de voir ce bizarre mélange dans sa mémoire se réduire à ses éléments et leur être restitué, que d’assister à la restitution à la nature de cette heure lointaine, dans son intégrité: une journée passée dans la poussière de Boston; à l’arrière-plan, la Réserve de Fitchburg; le sanctuaire brun; la vision d’un vert particulier; le prix ridicule; les peupliers; les saules; les roseaux; la rivière; le ciel d’argent ensoleillé; l’horizon ombreux, boisé.
Il ne demanda pour ainsi dire rien au train qu’il choisit, hormis de pousser quelques gares plus loin que la ceinture de la banlieue; il s’en remit à l’amabilité générale de la journée pour lui suggérer à demi-mot l’endroit où descendre n’importe où - à une heure de trajet, au moins, de Paris - à la première suggestion qu’il saisirait, de ce qu’il cherchait plus particulièrement. Elle lui fit le signal attendu, cette suggestion - temps, air, lumière, couleur et sa propre humeur y concourant favorablement - au bout de quelque quatre-vingts minutes. Le train s’arrêta juste à point nommé et il s’aperçut, à sa descente du wagon, qu’il était
aussi sûr de lui que s’il allait à un rendez-vous bien déterminé. On pensera de lui qu’il lui fallait bien peu de choses, à son âge, pour s’amuser, si l’on note encore une fois qu’il n’avait rendez-vous qu’avec une manière d’être désuète, qui datait de Boston. Il n’eut pas à aller très loin pour se pénétrer de la certitude que la promesse du rendez-vous serait suffisamment tenue. Le cadre doré et oblong ordonnait ses frontières; les peupliers et les saules, les roseaux et la rivière (rivière dont il ne connaissait, ni n’avait envie de connaître le nom) composaient un ensemble d’un bonheur extrême, dans la limite même de ses éléments; le ciel était argenté, turquoise, vernissé; le village, à main gauche, était blanc, et l’église, à main droite, grise; bref, tout y était, c’était ce dont il avait envie: c’était Tremont Street, c’était la France, c’était Lambinet. Qui plus est, il se promenait en liberté dans ce cadre. Il se promena pendant une heure, tout son saoul, se dirigeant droit sur l’horizon ombreux et boisé, et s’ouvrant un chemin si profond parmi ses sensations et son oisiveté, qu’il aurait presque pu les percer de part en part, une fois de plus, et arriver jusqu’au mur brun.”

Alors qu’on n’est pas loin d’une “réminiscence proustienne anticipée”, il est amusant, ensuite et parlant de cet épisode, de voir James en dire qu’il est d’une “atmosphère digne de Maupassant”. Contrepied?

Et Lambinet ? Émile Lambinet ( 1815 - 1877). Peintre français, paysagiste, avec dans les notices, comme titres récurrents: Bassin de la retenue de Dieppe (à marée basse), Marly, Vue de Senlisse (Senlis) près de Dampierre, Le cours de l’Yvette, ... . Le texte prend bien sa cohérence, et sa tonalité proustienne dans la lecture du décor naturel comme “représentation” du tableau tant c’est l’art qui nous permet de voir et l’artiste qui est ce visionnaire rimbaldien qui arrache le voile d’Isis et nous montre enfin ce qui est et que sans lui nous n’aurions vu. Avec une réserve aussi, et c’est pourquoi ce passage est si intéressant: Strether ici cède au fétichisme, celui-là même que Proust a reproché à Ruskin, cherchant trop systématiquement le tableau dans la nature et faisant dépendre par là son émotion esthétique non d’un sentiment du beau né de ce qu’il contemple, mais de ce qu’il y retrouve, peu importe que sa sensibilité propre en soit ou non émue, de l’œuvre d’art, le beau se réduisant à ce que l’artiste a distingué en le prenant pour sujet. Etc.
Et les analogies et fortes différences avec les expériences proustiennes de mémoire involontaire (celle de James-Strether, ici, très systématiquement volontaire) mériteraient qu’on prolongeât la réflexion.

Allez. Encore quelques termes ou noms à vérifier:

Pauvre de moi, une calandre ne m’était que l’avant des automobiles. James l’emploie à juste titre (le contexte est clair) pour désigner ce que le Robert me décrit comme “une machine formée de cylindres et de rouleaux et qui sert à lisser, à lustrer les étoffes, ou à glacer les papiers”. Et comble de malheur, le même mot peut aussi désigner un oiseau passeriforme et granivore, un "alaudidé" pour ne rien vous cacher (pensez à l’alouette), le mélanocorypha, ou bien alors un insecte coléoptère, un "curculionidé" (pensez au charançon), grand dévastateur de greniers à blé! Décidément, je ne sors pas assez!

Deux ou trois fois: “être engrené sur quelqu’un” . L’image est claire et par le rapprochement avec engrenage, on s’y retrouve. Mais la tournure me semble rare. Le verbe “engrener” est du XII° siècle avec comme sens de départ “garnir de grain”. et puis, après avoir engrené les batteuses (mis des gerbes de blé dans la machine), on a engrené les pompes (y versant de l’eau) pour glisser au sens d’amorcer. Et progressivement on a étendu le sens à emboîter, embrayer, engager, enchaîner, entraîner, enclencher, entamer, entreprendre, on a engrené des affaires, des relations ou bien sur son nez, des besicles. Chez Pierre Loti: “La civilisation vous absorbe; les mille et un rouages de la grande machine sociale vous engrènent”.

Il faut croire que j’utilise trop rarement “iridescence”, apparu semble-t-il en 1842 pour signaler des reflets irisés. Sachant qu’étymologiquement, le latin iris, dérivé d’un terme grec, désigne l’arc-en-ciel et du coup ses couleurs.

Henry James se réfère au livre d’Eugène Fromentin (1820-1876), “Maîtres d’autrefois”, où l’auteur exerce ses talents de critique. Mais c’est surtout par son roman idéaliste “Dominique” qu’on connaît Fromentin, par ailleurs peintre paysagiste attiré par l’Orient. J’ai retenu qu’il s’éprit adolescent d’une jeune créole, néanmoins son aînée, et qu’il connut, à la mort prématurée de celle-ci, “la volupté déchirante du souvenir” (Émile Henriot). À rencontrer ce titre que j’ignorais (Maîtres d’autrefois), j’ai surtout pensé au petit livre de Thomas Bernhard, “Maîtres anciens”, chef d’œuvre de méchanceté critique ratiocinante que je ne saurais trop recommander. Bernhard connaissait-il Fromentin? Le démarquage est-il voulu?

Me reste sur les bras Kubla (ou Kubilai ou Kublai ou Qubilai ...) Khân. Allons-y: Chef mongol (1215 - 1294), il monte sur le trône de Chine en 1260 , abat la puissance des derniers représentants de la dynastie des Song et se proclame empereur en 1280. Il fait de Khânbalik (qui deviendra Pékin) sa capitale. Deux tentatives d’invasion du Japon et deux échecs. Souverain tolérant, il a eu à son service, dans des fonctions importantes, Marco Polo. Vais-je me souvenir de tout ça? Bah! L’essentiel n’est pas le succès, mais la tentative!

Cher James, que d’efforts donc vous m’imposâtes ... en sachant m’en récompenser!

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Commentaires
C
En réponse à votre demande:<br /> "Car comment dire autrement?" “l’enculage de mouches”.
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AutreMonde
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