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AutreMonde
10 novembre 2006

Le sens des savoirs en question

C’est le titre de la conférence que donnait, mardi 7 novembre, Marcel Gauchet, entre autres rédacteur en chef de la revue Le Débat, dans le cadre du Collège International de Philosophie et les locaux de l’ancienne École Polytechnique, sur la montagne Sainte-Geneviève.
Je n’avais pas revu l’Amphi Poincaré depuis plus de quarante ans. Y planent encore pour moi les hautes figures de Laurent Schwartz, prenant son estrade comme pivot métaphorique pour faire comprendre aux imbéciles ce que pouvait être un espace de Banach, et de Charles Morazé quittant sa chaire, outré, un premier avril, parce que des poissons en carton descendaient du plafond. Je m’y revois, tassé sur mon banc, m’empiffrant en douce des crêpes maternelles que je venais de récupérer auprès du vaguemestre, paquet affectueusement emballé venu de la banlieue bordelaise pour agrémenter ainsi l’écoute distraite d’une lointaine leçon d’algèbre linéaire, à la prise de notes poissée de sucre.

La structure de l’amphi n’a pas changé. Le grand tableau noir a disparu, les bancs sont remplacés par des fauteuils individuels confortables à écritoire intégré, mais l’air est encore plein des souvenirs d’autrefois. Lors des conférences de culture générale, avec invités prestigieux, quand venait le moment des questions, c’était toujours Jacques Attali qui prenait le pensum en main, major de promo dévoué et polyvalent, soucieux uniformément des angoisses métaphysico-fantaisistes de Salvador Dali comme des perspectives esthético-techniques de Jean Lurçat. Il est cette semaine à l’affiche de Tribune Juive avec un sous-titre qui m’indispose par l’ambiguïté de ses possibles interprétations : Heureux comme juif en France. Dieu sait si on s’en foutait de sa judéité, à l’époque. Il était ambitieux, travailleur, et décrochait 20 sur 20 aux planches des examens généraux où j’étais trop heureux d’obtenir 14. Et il me doit toujours 1 franc, prêté lors d’un bavardage de couloir alors qu’il tâtait, désolé, ses poches vides devant le téléphone à pièces.

La conférence de Marcel Gauchet était programmée à 20 heures avec un conseil : arriver à l’avance. Finalement, l’amphi n’était pas plein. C’est Denis Kambouchner, professeur de philosophie à Paris I, qui officiait comme «Discutant». Je ne connaissais de vue ni l’un, ni l’autre. Toujours amusant, ça : juger les gens sur leur mine. Je croyais Gauchet plus jeune et, dès qu’il a pris la parole, Kambouchner moins embarrassé.

Gauchet reste près de ses notes….

Au sein de cette vaste entreprise de réflexion de l’intellectuel qu’est l’élucidation philosophique du présent, je veux m’interroger ce soir sur l’éducation, ses difficultés : les connaissances ne font plus sens ; ni finalité, ni cohérence. D’où une soucieuse incertitude quant aux conditions de reproduction et d’évolution de nos sociétés. Perdant de vue d’où on vient, on ne sait plus où on va.
Le problème n’est pas seulement scolaire. Il est général, de l’ordre du postulat anthropologique qu’il remet en question : quid de la curiosité, du désir d’apprendre, de la soif de connaissances … des mythes mobilisateurs des Lumières ? Serions-nous face à l’émergence (au grand dam d’Eve ?) d’une humanité post-Adamique, sans plus de libido … sciendi ? Les pédagogues ont voulu relancer l’affaire, contourner l’exigence de justification des savoirs proposés en jouant l’attractivité. Tentatives contre-productives et auto-sabordage collectif. Les raisons de l’échec sont plus profondes, et ailleurs.

On fonctionnait jusqu’à la fin des années soixante sur des évidences implicites concernant : la relation au passé, les modalités de la socialisation, le statut social de la culture… Elles sont maintenant effacées,

Nous sommes en pleine crise de dé-traditionnalisation, de dilution de la tradition comme forme sociale «effectuante». Le basculement du passé vers l’avenir n’est pas en soi récent, il remonte même au XVIII° siècle, et l’autorité absolue de la tradition est éteinte depuis longtemps. Mais dans le fonctionnement social, quelque chose se maintenait qui laissait le passé vivant, reconnu, exemplaire (les grands hommes, les leçons des «humanités» …), quelque chose qui, dans son intemporalité, permettait à ce passé de rester malgré tout présent, fût-ce d’une présence atténuée. L’école, dans ce cadre, assumait toute son ambiguïté de modernité constructive. Elle se déployait, par l’esprit critique, contre la tradition-imprégnation, mais ses leçons présupposaient la nécessité du détour par le passé pour rejoindre et éclairer le présent.
Tout ça a disparu. Aucun passé ne nous est plus, d’aucune façon, contemporain. Il s’est «patrimonialisé». Encore vénéré dans ses réalisations monumentales, documentaires, il se visite mais il n’y a plus lieu de se l’approprier. Il nous est devenu extérieur. Soudain, plus rien ne vaut, démarches pédagogiques en tête, qui n’ait été savoir ici construit, ici et maintenant. La tradition est ébranlée dans son principe. Ne sont plus fondateurs que les besoins du présent, comme s’il fallait individuellement refaire tout le parcours de la connaissance.

En termes de socialisation, cette dé-traditionnalisation a hypertrophié les individualismes. L’ancienne «précédence» valait appartenance au tissu social, elle identifiait l’individu dans son collectif de départ. On devenait quelqu’un à partir d’un groupe humain d’émergence, qui faisait référence. Et l’école raisonnait, dé-mythologisait, l’adhésion à cette évidence de la transmission, valait prise de conscience éclairée de cette nécessité d’intégrer le collectif englobant. Intégration figée d’abord, passive, devenue avec le développement démocratique intégration active, agissante. Il y avait, dans cette dernière perspective, « métabolisation » du savoir via l’institution scolaire, où enseigner était anticiper les besoins de l’élève…
L’individualisation d’aujourd’hui signe la remise en question radicale de cette situation. Elle exclut toute précédence du collectif. Elle proclame l’antériorité de l’individu dans un processus où seuls peuvent être moteurs son désir, ses besoins, ses intérêts. L’apprenant, en contexte scolaire, veut les raisons de ce qu’on entend lui imposer, à lui et à ses appétits. La question n’est plus «Je suis où je suis», mais seulement «Je suis». Et dès lors rien ne peut avoir de signification que «pour lui». Qu’est-ce que ça veut dire «Pour moi»? Voilà le seul critère reconnu. On exige des justifications singulières, valables à l’échelle de chaque individualité : «Vos raisons valent peut-être en général, mais qu’en est-il pour moi, dans mon cas particulier?». La question – de fait – vide de sens le discours de l’adulte et son autorité, et signe la fin de toute adhésion.

Le statut des savoirs, de la culture, a été renversé. Devenir un individu, devenir un humain à travers des expériences et des épreuves jadis constituantes, au sens de sa communauté, par l’appropriation des leçons du passé, devenir au sens de s’élever, de s’auto-construire en trouvant sa place dans le temps et la cité, démarche aristocratique en démocratie, tout cela a été renversé en trente ans. L’individu se pose aujourd’hui avant les savoirs, il affirme exister indépendamment d’eux, réduits au rôle d’instruments de service.
Quid du « Devenir un humain » ? On y accédait par la culture, au sens large, de la civilité à l’usage de la complexité du monde, travail sur soi pour s’élever, par l’artifice, au dessus de la nature , artifice constructif des rapports au semblable, de la maîtrise de la langue, de la réflexion permettant le recul sur l’expérience immédiate… Contesté, bousculé, remis en question, nié, ce «culturalisme» est balayé par un «naturalisme» qui proclame, de fait, le primat de la spontanéité, de «l’authenticité», de l’ambition d’être «soi-même», de «l’immédiateté de soi» comme accès à un «humain» qui donne en lui parole à la «nature», à «sa nature».

Ces basculements s’accompagnent d’une modification de la signification des savoirs, de la connaissance, dans la conscience collective. De libérateurs, ils sont désormais perçus comme oppresseurs. Ils représentaient l’indépendance de la raison contre le préjugé, le dogme, la révélation, l’arbitraire… Or, ils ont gagné et, ayant pris le pouvoir, commandent tout, sont devenus la trame même de notre société, perdant ainsi et de façon absolue leur magie libératrice. Doublement, même : la science avait balayé la religion avec la promesse d’une alternative positive, expliquant l’univers et l’humanité par la raison, espoir devenu vain. Il n’y a pas d’intelligibilité ultime, la science même en est «désenchantée», elle est utile, mais rien qu’utile et c’est l’effondrement des appétences rationnelles : nous ne saurons jamais.

Reste le triomphe, après le renoncement à l’intelligibilité, de «l’utilisabilité». C’est la victoire, recherchée, des prothèses techniques ( i-mémoire et toutes procédures et mécanismes A.O. (assistés par ordinateur)). Le savoir n’est plus constitutivement «à soi», ni «de soi», il est hors de soi, seulement à mobiliser et à manipuler. Là où il fallait assimiler des connaissances, l’idéal nouveau est de les laisser dehors, avec des clés d’accès. Ces nouvelles sociétés du savoir, où le «chercheur» a supplanté le «savant», se développent dans la «désintellectualisation» rampante : ne plus apprendre, seulement apprendre à apprendre, seulement savoir où et comment aller chercher ce qu’on ne sait pas. Autonomie minimum et dépendance…. La connaissance moderne s’était associée à un imaginaire de la puissance individuelle et collective, ivresse de comprendre, d’accéder à la maîtrise intellectuelle et pratique de l’ordre du monde. Ces images se sont inversées, sont devenues même massivement maléfiques. Qu’y a-t-il encore de bon à attendre de la technique à part quelques services… ?

Remarques anthropologiques : corps et esprit… Jadis voire encore naguère, le corps était le lieu de la souffrance, du malheur, de la proximité de la mort. Par rapport à quoi l’expérience de la pensée s’imposait comme la voie royale d’accès aux seuls plaisirs qui pussent durer et par là, au bonheur. Changement de cap et – comme le souligne Michel Serres – nous voici les premiers pour qui l’expérience du corps puisse coïncider avec celle du bien-être. C’est le corps qui devient le vecteur du bonheur quand l’esprit se répand sur le théâtre de la douleur psychique, de la souffrance morale, se dévoile le lieu de l’échec.

Pour achever le périple : le savoir, la culture, ne font plus rêver. Finies les séductions de l’imaginaire, l’aura de l’évasion. L’image a tout envahi, tuant l’imagination. Changement capital pour l’École qui luttait, par elle, contre le quotidien.

Peut-on conclure ici ? Peut-on s’en tenir là ? Ce cataclysme évoqué, ces écroulements affirmés, sont-ils sans remèdes ? Non. D’abord l’affirmer et puis, sans illusion à court terme, élaborer des stratégies de reconstruction, des démarches de ressaisissement… où l’école ne soit pas seule, tant le problème excède le pédagogique. Le scolaire doit s’inclure dans le collectif. L’école fonctionnait sur un donné hérité opaque, mais accepté comme présupposé. Il va lui falloir rebâtir explicitement ses conditions propres de fonctionnement, et le faire au sein d’un consensus rationnel qui la dépasse, l’englobe et la soutienne. Et qui accepte et revendique :

- l’impossibilité de se priver du passé, le crût-on spontanément mort. Et ce sera, et c’est à nous de le faire renaître par l’émergence d’un équivalent à inventer de la tradition
- l’obligation de l’anticipation. L’histoire du monde ne recommence pas avec chacun d’entre nous. La précédence est une dimension constitutive de nous-mêmes à laquelle il faudra, il faut redonner un sens, son sens
- l’affirmation que l’humanité est culturelle ou n’est pas. Nous ne sommes pas des êtres (que) de nature. Si nous parlons «naturellement», nous n’en savons pas pour autant «naturellement» parler. Le langage nous est potentiellement donné, pas sa bonne pratique. Et le fondement de l’inégalité, c’est assurément l’inégalité dans l’usage de la parole.
- Un individualisme non pas donné mais construit. Nous avons à devenir des individus, et nous ne pouvons y parvenir sans connaissances, sans culture. L’exigence d’un travail à faire de ré-appropriation de cette évidence est absolue.

Voilà. Gauchet peut un peu reculer sa chaise, rassembler ses feuilles et s’attendre à quelques questions.
Denis Kambouchner s’y colle. J’avais dit «embarrassé»? Ça se confirme, et même plutôt «très embarrassé»! On entend :

N’y a-t-il pas reproche possible d’idéalisation du passé ? N’y a-t-il pas quelques îlots d’acceptable pérennité du positif ? Ne peut-on partiellement attaquer la dimension scolaire du problème par les programmes, responsables possibles d’un aspect de la crise du sens ?

Pas faux…, répond Gauchet, reprenant la technique dialectique d’un épisode mémorable de la série Kaamelott sur M6 (comme quoi…), mais sans vraiment aller plus loin. Conscient de l’enlisement qui approche, Kambouchner se saborde judicieusement et on donne la parole à la salle, où chacun brûle (et moi d’abord) de refaire la conférence à sa façon – travers classique - au lieu de poser succinctement une question …

Après un témoin opiniâtre et vindicatif des réussites pédagogiques de l’enseignement professionnel extra-post-scolaire, victorieux de tous les échecs du système, dont il est bien sûr un parangon et qu’il pense avoir été injustement l’oublié des propos du conférencier, on entend une modeste (c’est elle qui l’annonce) chargée d’études de la DEP du ministère (Division de l’évaluation et de la prospective) qui milite pour la promotion des études statistiques et expériences encourageantes dont elle a eu à connaître, suivie d’un éminent professeur de l’université – sauf erreur- de Santiago du Chili dont je ne comprends pas les propos mais qui est un intervenant du Forum du lendemain sur le thème « Philosophie et éducation ».
J’ai oublié au passage un questionneur de l’Enseignement économique et, après des éléments de réponse tantôt conciliants (peut-être, peut-être…) tantôt abrupts (la pire situation éducative est au Québec ; l’Amérique du nord est globalement un fiasco pédagogique ; la Finlande manifeste certes des réussites, mais qui s’ancrent dans une communauté ramassée (5 millions d’habitants) et homogène (moins de 1% d’immigrés) et ne peuvent renvoyer à un système transportable), je me suis gardé pour la fin.

Dans un questionnement médiocre, englué comme d’autres dans le désir de tout dire en trop peu de mots et en esquissant mes propres réponses (!), je m’efforce et parviens quand même partiellement me semble-t-il à souligner ce qui me paraît être le défaut principal d’un exposé par ailleurs très bien construit, perspicace et fort intéressant : Après l’analyse de la situation et l’énoncé des axes et des pistes de rebond, quid des voies et moyens permettant de passer du souhaité au réalisable, des vœux pieux aux étapes d’une marche en avant, du «Y-a-qu’à / Faut-qu’on» à des propositions effectives, effectuables, avec leur échelonnement temporel, bref, comment passer de la théorie à … la pratique ? Talon d’Achille itératif du travail de l’intellectuel, là, sur la question de l’école, le «Et maintenant que faire?» me semble cruellement souffrir d’être encore une fois écarté, au motif qu’il n’appartient pas au critique d’apporter en plus ne fût-ce que les simples linéaments d’une solution : Le monde s’effondre. Voici les ruines. Courage, frères humains, reconstruisons l’avenir ! C’est par là….
Certes ! Certes ! Mais si je peux me permettre, Monsieur, comment y aller? Vaste question, Monsieur, vaste question … Mais encore ? Je vous le dis, Monsieur : Vaste question.

D’autres questions, d’ailleurs, se posent, sur le fond de ce qu’a énoncé le conférencier, et qu’on peut discuter. Mais là, je crois que ce sera ( ?) pour une autre fois…….

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Commentaires
G
Sejean<br /> <br /> Voilà une belle conférence qui me semble prendre les choses dans leur profondeur.<br /> Je suis d'accord avec le principe culturel de filiation, la méfiance à l'égard de "je" systématiquement référents et la construction de soi grâce et par un enseignement critique mais toujours dans une perspective substantielle (on peut exercer la critique sur tout mais il vaut mieux le faire sur un texte de Bergson que sur les pensées de Zidane)<br /> <br /> Les remèdes? Je dirais: - Retour à un bac où rien n'est bradé. - Cessons d'enseigner aux jeunes profs la pédagogie mais confortons leur maîtrise de leur propre discipline<br /> - Inspection tous les ans et durant toute une journée de classe<br /> - Comprendre en quoi il y a de toute façon dans les disciplines les moyens de s'adapter au monde nouveau: logique formelle des maths, précision des mots et discours organisé en philo, sens du temps et formation de la conscience historique, etc.<br /> - Langues qui véhiculent la culture de l'autre et donc sa compréhension (cf, donc poésie, littérature,etc..)<br /> - Cours communs comme je le fais depuis 10 ans avec profs de math et de physique pour montrer que le savoir est un et toujours humaniste (Géométrie euclidienne et non euclidienne, mécanique newtonienne et physique quantique)<br /> - Formation continue qui permette à des profs de lettres, histoire, philo de s'instruire des sciences et vice versa<br /> - Méfiance à l'égard des activités sympas où on sort du cadre scolaire évidemment oppressant pour ouvrir l'esprit......<br /> - Ne se réunir dans le cadre administratif qu'à une seule condition: que l'on parle de l'enseignement et rien d'autre. Laissons-là la maladie de la réunionite vaine et durant toujours trop longtemps.<br /> - Que la loi républicaine soit appliquée: sanctions, exclusions, etc pour que le respect soit toujours effectif.<br /> - A côté des syndicats, donnez la place à des organisations d'enseignants qui ne parlent que des programmes, de leur discipline et qui échangent vraiment sur leurs pratiques, leur métier.<br /> <br /> Voilà quelques modestes intuitions rapidement esquissées (je n'ai pas le temps de compléter). Je suis conscient de leurs limites mais ce serait déjà un début.<br /> <br /> En espérant ne pas vous avoir déçu...<br /> <br /> BRUNO GUITTON
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