CHARLES DEMAILLY, ROMAN CRUEL.
J'ai dû acheter ce bouquin il y a une quinzaine d'années, peut-être suite à une allusion dans le cours d'Antoine Compagnon au Collège de France dont j'étais auditeur (blog '' Mémoire de la littérature''), ce qui aurait sa logique, ou peut-être pas, et je ne l'ai retrouvé dans une pile un peu négligée que récemment.
J'ai beaucoup aimé cette édition d'Adeline Wrona (universitaire; Sorbonne - Nouvelle), aux précisions aussi éclairantes qu'indispensables dans un texte à clés qui foisonne de références dont un grand nombre échappe au lecteur lambda. Sa présentation liminaire (mais que comme d'habitude, il faut lire ''après'') est tout à fait passionnante.
J'ai mis une petite cinquantaine de pages à rentrer dans l'histoire et de toute façon - ceci justifiant cela - on a longtemps l'impression d'une succession de tableaux de genre, ciselés, plus que d'une narration suivie. Mais peu à peu, un schéma se dégage, sans malgré tout que l'épaisseur romanesque proprement dite qu'on rencontre chez Balzac - qui est à cause des Illusions perdues, le premier auquel on pense -, chez Flaubert, chez Maupassant, apparaisse.
Les ''clés'' éclairent, mais hors les clés, la densité des personnages secondaires est assez relative, et l'on n'a pas le sentiment d'aller au vrai des psychologies, ce qui vaut d'ailleurs même pour le personnage principal, qui donne son titre au roman, ou pour Marthe, l'actrice qui le perdra. On est dans des schémas, on examine des comportements par leur surface, mais est-ce que tout cela vit vraiment ? Il y a indiscutablement un charme de lecture, mais qui ne vient pas de là. D'où, alors? L'abondance des notations descriptives s'inscrit dans une technique stylistique assez étonnante, qui parvient à ne pas lasser tandis qu'elle échoue à construire - du moins chez moi - le décor qu'elle est censée installer. On s'étonne d'être pris dans les filets d'une accumulation impressioniste de détails qui multiplient des plaisirs de vocabulaire mais ne dessinent au fond rien. Le mystère est entier. On pourrait avoir de ces étonnements chez Proust, mais sa virtuosité ultime qui sublime le plaisir de la lecture ouvre sur de vraies significations et parvient à éclairer ce qui est derrière les apparences. Ici, on est plus souvent dans l'exercice de style, dans la présentation de ''types'', ou dans une forme de brio journalistique finalement peut-être un peu vain.
Couple étonnant que celui que forment les frères Goncourt. La lecture de la chronologie qui accompagne l'édition ne nous dit rien que de factuel de leur curieux destin. Avec huit ans d'écart et la recommandation faite à Edmond par leur mère sur son lit de mort, il a dû y avoir de la relation père-fils entre les deux frères, entre Edmond et Jules, son cadet de huit ans. La mort prématurée de Jules, d'une siphylis, peut laisser supposer une sexualité "d'époque", où la fréquentation des maisons de passe était la pratique courante de la bourgeoisie, avec cette curiosité que Wikipédia leur attribue à partir des années 1850 une certaine et imprécise Maria comme maîtresse, d'abord du seul Jules, puis des deux frères ...
Quoi qu'il en soit, et pour en rester à Charles Demailly, c'est progressivement un sentiment de cruauté qui s'installe à la lecture, cruauté des rapports humains dans ce milieu journalistico-littéraire où le héros - comme les frères, dans la vie - évolue, et cruauté du sort qui prend pour cible ledit héros, bien naïf et bien désemparé dans sa relation amoureuse avec la tête de linotte frottée de mondanité dont il tombe amoureux, qu'il épouse et qui le rendra, stricto sensu, fou. Les rapports entre les personnages sont très stéréotypés mais on souffre malgré tout de toutes ces superficialités mesquines qui dans l'entrelacement des médiocres ambitions personnelles conduisent les uns et les autres qui à la petitesse d'échecs carriéristes, qui, comme Charles, à l'abîme. On souffre, on prend parti, et pourtant rien n'est réellement profond, ni, dans le sort de Charles, profondément crédible. Son soi-disant grand ouvrage, son livre sur la bourgeoisie qui en fait un écrivain, le peu qu'on nous en dit ne dessine pas le chef d'oeuvre supposé, on ne sait rien de net ni d'enthousiasmant de la pièce qu'il écrit pour Marthe, on ne va pas au fond des choses, mais il reste cela, un malaise installé, qui peine et qui pourtant retient, en même temps qu'on ne sait pas pourquoi.
Une remarque encore : l'essentialisation des femmes. C'est un trait commun aux romanciers du XIX° siècle mais qui m'a encore davantage frappé ici. On sait je crois les Goncourt misogynes, mais cela ne suffirait pas. Les personnages masculins ont, bien ou mal dessinées, des individualités, ce sont des hommes mais d'abord des caractères, alors que les femmes, sont d'abord des femmes, ''seulement'' des femmes, et c'est en tant que femmes qu'elles présentent tel ou tel trait. ''La femme'' est comme ceci, comme cela et ensuite, éventuellement, s'appellera Marthe, ou Marie ou Jeanne et infléchira légèrement le trait générique mais en restera esclave. Vision extraordinairement réductrice.
Y a-t-il un bilan? A me relire rapidement, guère enthousiaste, il me semble. Et pourtant, j'ai pris un grand plaisir de lecture. Et ce plaisir est peut-être venu, au-delà des défauts intrinsèques du roman, du voyage néanmoins qu'il propose et qu'accompagne et guide Adeline Wrona à travers le milieu littéraire de la moitié du XIX° siècle, dans les pas de ce maladroit Charles Demailly, nanti de quelques dons, de quelques ambitions, qui voudrait se réaliser dans tout et ne se réalise dans rien, acteur à contretemps de son propre destin, malchanceux par manque de lucidité et qui finit tout en bas de l'échelle humaine.
Tiens, à propos de femmes, justement, et qui me sont tombées sous les yeux via internet assez récemment, trois photographies, trois ''types''. De haut en bas, l'exacerbation du sex-appeal, la négation du sex appeal, le merveilleux équilibre ... Non?