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AutreMonde
30 janvier 2011

Ulysse-Joyce (IX)

Épisode : Charybde et Scylla (pages 269-316)

Charybde et Scylla sont deux figures féminines de la mythologie, transformées dans le cadre de vexations divines  en monstres, et qui vivent dans des grottes de part et d’autre du détroit de Messine, entre la Sicile et l’Italie, à « une portée d’arc » l’une de l’autre.

Scylla, côté italien, se présente comme une femme dont le corps est, en sa partie inférieure, entouré de six chiens féroces, jaillis de ses aines, qui dévorent tout ce qui passe à leur portée. Lorsque le navire d’Ulysse longea la grotte où Scylla était embusquée, les chiens s’élancèrent et dévorèrent six compagnons du héros.

Charybde, côté sicilien, est fille de la Terre et de Poséidon. Quand Héraclès passa dans la région - elle vivait encore sa vie humaine et n’était que vorace - elle lui vola pour les dévorer quelques têtes de bétail des troupeaux du géant  Géryon, qu’il avait ravis et  ramenait à Eurysthée, le commanditaire de ses douze travaux. Zeus la punit en la frappant de la foudre et en la précipitant dans la mer, où elle devint un monstre.  Trois fois par jour, Charybde absorbait une grande quantité d’eau, attirant dans son gosier tout ce qui flottait. Elle avalait ainsi les navires qui croisaient dans les parages. Puis elle rejetait l’eau. Lorsque Ulysse franchit une première fois le détroit de Messine, frôlant Scylla qui lui dévora six marins (cf. ci-dessus), il lui échappa. Mais après la tempête qui suivit le sacrilège perpétré par ses marins dans l’île de Thrinacie où ils avaient tué des bœufs blancs appartenant au  Soleil, Ulysse, accroché au mât de son bateau naufragé repassa le détroit  et fut entraîné cette fois par le courant de Charybde. Il eut toutefois l’habileté de lâcher le mât pour saisir une grosse branche d’un figuier qui poussait à l’entrée de la grotte où s’abritait le monstre.  Lorsque le mât ressortit, vomi par Charybde, Ulysse s’y accrocha de nouveau et reprit son voyage.

(Source : essentiellement Pierre Grimal – Dictionnaire mythologique).

Je suis l’ordre de mes notes, qui suivent l’ordre de ma lecture, mélangeant termes à vérifier et remarques d’humeur, sans esquisse préalable d’une opinion sur l’épisode. Work in progress (très chic !).

Quaker : To quake= trembler ; quaker= trembleur. Les quakers forment une secte religieuse protestante répandue en Ecosse et aux Etats-Unis. Ils sont remarquables par l’austérité des mœurs, l’esprit de charité, le pacifisme.

Wilhelm Meister : Roman d’apprentissage (1795/96) de Goethe. Le titre complet est d’ailleurs : Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister. Wilhelm Meister est un jeune marchand saisi par le démon du théâtre. Il va s’engager dans une troupe de comédiens itinérants et vivre des aventures dont il déjouera les pièges et surmontera les obstacles. Le roman se caractérise par ses nombreuses analyses de Shakespeare et plus particulièrement d’Hamlet … ce qui est aussi un des ressorts du présent épisode.

Au passage, la scatologique et « parlante » expression suivante, au sujet d’une accélération de l’allure : un pas de courante

Je « tique » sur : Les souffrances de Satan. Il serait tentant, mais chronologiquement impossible, sauf à s’en remettre au Plagiat par anticipation de Pierre Bayard (Ed. de Minuit) de voir là un renvoi aux Chagrins de Satan (Les), un film de David Wark Griffith (1875-1948) dont Joyce a affirmé, des années après leur rencontre en 1922, que l’acteur principal ressemblait à Marcel Proust. Ulysse est rédigé quand la rencontre a lieu et le film a été tourné en 1926-1927. En fait, et en creusant un peu plus, il apparaît que mon idée fantaisiste occulte ceci que le film de Griffith est inspiré du roman de Marie Corelli (de son vrai nom Marie Mackay) , The sorrows of Satan, un best-seller de 1895. L’ouvrage était célèbre. Joyce s’en est souvenu.

Les sept resplendissantes, comme les appelle W.B. : l’explication est assurément dans les notes de la Pléiade. Comme je ne veux pas m’y reporter – tout y est, mais du coup, on est trop passif -  j’aime mieux tenter d’imaginer. Qui est W.B. ? Peut-être un autre « dubliner », W.B. Yeats (1865-1939 ;W.B. pour William Butler) . Ils ont été en contact et Yeats aurait voulu persuader Joyce de revenir en Irlande, ce qu’il a refusé après une ultime visite à Dublin en 1912.

En « feuilletant » Google autour de cette question – je cherchais des références de poèmes de Yeats (et aussi de William Blake ; je me suis demandé si ce pouvait être un W.B. envisageable) – j’ai découvert qu’Italo Svevo, dont j’ai il y a quelques années aimé La conscience de Zeno (le roman est de 1923) , avait été l’élève de Joyce quand ce dernier enseignait  un peu d’anglais à Trieste dans les années 1900. Ils avaient à peu près le même âge et se sont liés d’amitié.

Une citation en italien de la Divine Comédie, de nouveau le registre scatologique : Ed egli avea del cul fatto trombetta . Quelque chose comme : ‘‘Et il avait fait de son cul une trompette’’ … Dans l’Enfer, au chant XXI.

Un ollav : dériverait pas anglicisation du gaëlique ollam ou ollamh. Le terme remonterait à l’Irlande pré-chrétienne et désignait alors un référent de très haute considération, un homme de pouvoir omni-compétent, homme de science, de sagesse, d’études … et de magie. Pourrait, au besoin par dérision, s’appliquer à un professeur d’université …

Un passage critique engagé, en forme de Contre Sainte-Beuve : « Toutes ces questions sont purement académiques (…). Je veux dire, si Hamlet est Shakespeare ou James I ou Essex. Les débats d’ecclésiastiques sur l’historicité de Jésus. L’art doit nous révéler des idées, des essences spirituelles dépourvues de forme. La question suprême qui se pose au sujet d’une œuvre d’art est de savoir de quelle profondeur de vie elle jaillit. La peinture de Gustave Moreau est une peinture d’idées. La poésie la plus profonde de Shelley, les paroles de Hamlet mettent notre esprit au contact de la sagesse éternelle, du monde des idées de Platon. Tout le reste est spéculation d’écoliers pour écoliers ».

Pour mémoire : … dans le passage précédent, James I désigne certainement Jacques Stuart (1566-1625), roi d’Ecosse, puis, à partir de 1603 et sous le nom de Jacques 1er – il succède à Elisaheth I - roi d’Angleterre et d’Irlande. Essex désigne, non moins certainement, Robert Devereux  (1566-1601), 2ème Comte d’Essex, un temps favori d’Elisabeth I puis disgracié, et pour finir décapité à la hache après deux vaines tentatives du bourreau, un 25 Février, accusé de complot contre la couronne.

De fait, dès les premières pages, l’épisode se révèle articulé sur tant de références facétieuses, souvent confuses, qu’il en est partiellement incompréhensible. J’ai évoqué la Pléiade. Son copieux apparat critique apporterait sans doute les nécessaires éclaircissements. Sans doute … Là, je choisis d’avancer en espérant reprendre pied plus loin. Au fond, on peut s’amuser sans comprendre, sinon que ce qu’on lit est amusant. Ainsi :

« Spirituelles dépourvues de forme. Père, Verbe et Souffle Saint. Le Pèruniversel, l’homme divin. Hiesos Kristos, magicien du beau, le  Logos qui souffre en nous à chaque instant. Il en est ainsi, en vérité. Je suis le feu sur l’autel,. Je suis le beurre du sacrifice.

Dunlop, Juge, le plus noble Romain d’entre tous, A.E., Arval, le Nom ineffable, ainsi dénommé au plus haut des cieux, K.H. leur maître, dont l’identité n’est pas un secret pour les initiés. Frères de la grande loge blanche toujours à l’affût d’une bonne action. Le Christ avec la sœur-épouse, rosée de lumière, née d’une vague imprégnée d’âme, sophia repentante, disparu dans le plan bouddhique. La vie ésotérique n’est pas pour le tout-venant. Le T.V. doit d’abord éliminer son mauvais karma. Mme Cooper Oakley un jour a entrevu l’élémental de notre très illustre sœur H.P.B.

Oh, fi ! Pas de ça Lisette ! Pfuiteufel ! Pas beau, ça, mamzelle, pas beau de regarder quand une petite dame laisse voir son élémental. »

Oui, on devine, à peu près, et puis on sourit.

Voyons la suite.

Un éon, des éons : un éon est une très longue période de temps de durée arbitraire et adaptable au cadre d’utilisation (géologique) du terme. L’histoire de la Terre, vieille de plus de 4,5 milliards d’années est partagée en quatre éons, les trois premiers constituant le précambrien (jusqu’au démarrage de la prolifération des organismes animaux via une faune de coquillages). Sur l’échelle géologique, on trouve cités et désignés successivement, l’Hadéen premier éon s’étendant sur 0,7 milliard d’années  (0,7 m.a.), puis l’Archéen, éon de 1,3 m.a., que suit le Protérozoïque, éon d’une durée  de 2 m.a. avant d’entrer enfin dans le Phanérozoïque, qui commence voici environ 550 millions d’années et s’étend jusqu’à l’ère chrétienne.

Hamlet / Hamnet :  Joyce y revient plusieurs fois au cours de l’épisode. William Shakespeare – les détails biographiques sont aujourd’hui dans les notices  notablement plus copieux  qu’au temps de ma jeunesse folle – s’est marié à dix-huit ans avec Ann Hataway, qui en avait vingt-six, et trois enfants sont nés, dont en 1885 deux jumeaux, Hamnet et Judith. Hamnet devait décéder en 1896, âgé de onze ans. Joyce (via le personnage de Stephen Dedalus) fait pas mal de psychanalyse (de comptoir ?) autour de cette union et de ce drame, qu’il relie à la production du grand Will : «  Si Hamnet Shakespeare avait vécu, il aurait été le jumeau du prince Hamlet (…) Ta mère est la reine coupable, Ann Shakespeare, née Hataway ». Sans omettre d’annexer à l’affaire une des hypothèses en cours concernant la famille de William, préférant lui donner pour père, au lieu d’un John Shakespeare gantier, marchand de cuir prospère, statut social le plus souvent rencontré, un John Shakespeare boucher: « Ce n’est pas pour rien qu’il était le fils d’un boucher maniant la hache et crachant dans ses paumes ».

Ce qui introduit une prise de position en rupture façon ‘‘Contre-Sainte-Beuve’’ chez un interlocuteur, l’œuvre, rien que l’œuvre, que nous importe l’auteur : « Mais fouiner ainsi dans la vie privée d’un grand homme (…) Ça n’a d’intérêt que pour le registre paroissial. Je veux dire, nous avons les œuvres. Je veux dire, lorsque nous lisons la poésie du Roi Lear, que nous importe la manière dont le poète vivait ? Vivre, les serviteurs peuvent faire ça pour nous, a dit Villiers de l’Isle. Regarder  par le trou de la serrure, s’introduire dans la loge, en quête du ragot du jour, l’intempérance du poète, les dettes du poète. Nous avons le Roi Lear  et il est immortel. »

Axël, à propos du renvoi de la citation précédente : Vivre, les serviteurs peuvent faire ça pour nous, a dit Villiers de l’Isle.  Villiers de l’Isle Adam est né en 1838 à Saint Brieuc. Il meurt à Paris en 1889. Lié à Baudelaire, à Mallarmé, lecteur de et influencé par  Hegel, dégoûté par les mœurs contemporaines et le ‘‘clinquant intellectuel de la science’’, il penche vers une recherche baignée  d’idéalisme mystique. ‘‘Thèmes terribles mêlés d’un humour inquiétant’’, dit le petit Robert. Axël, sa grande œuvre, paraît en 1885. C’est dans un dialogue final entre les deux héros, Axël et Sara, qui vont mourir, que se trouve la citation de Joyce : « Reconnais-le, Sara, nous avons détruit, dans nos cœurs, l’amour de la vie – et c’est bien en réalité que nous sommes devenus nos âmes ! Accepter désormais de vivre ne serait plus qu’un sacrilège envers nous-mêmes. Vivre ? Les serviteurs feront cela pour nous. »

Parcourir quelques notices sur Villiers de l’Isle Adam, c’est aussi voir apparaître Hermès Trismégiste - (Hermès ‘trois fois grand’’), inscrit sur la pierre de Rosette (datant de deux cents ans avant J.C.), fusion du dieu égyptien Thot et du dieu grec Hermès -, c’est lire un renvoi à l’ordre hermétiste (secret) chrétien des Rose-croix  (‘‘société d’illuminés’’ dit le petit Robert ; emblème : une rose rouge au centre d’une croix)  dont on trouve les premières traces au XV° siècle - ésotérisme, spiritualité, quête du salut par la connaissance, se réclamant de lointaines sources égyptiennes antiques - , c’est rencontrer Eliphas Levi, à l’état-civil Alphonse Louis Constant (1810-1875), ecclésiastique français, grande figure de l’occultisme, grand lecteur de Swedenborg - XVII° siècle, scientifique, théologien et philosophe suédois, fondateur d’une secte mystique, l’Eglise de la Nouvelle Jérusalem, et apôtre d’une connaissance illuminative des ‘‘réalités supra sensibles’’.

Xanthippe, etc. Des références ‘‘socratiques’’ apparaissent. On discute au départ du rôle qu’a pu jouer Ann Hataway dans la ‘‘construction’’ de Shakespeare : erreur de parcours ou pas ?  Voici le passage :

« Il est admis que Shakespeare a fait une erreur et qu’il s’en est dépêtré aussi vite et du mieux qu’il a pu.

Niaiseries ! dit brutalement Stephen. Un homme de génie ne fait pas d’erreurs. Ses erreurs sont volitionnelles et sont  les portails de la découverte. (…)

Une mégère, dit John Eglinton avec mégèreté, n’est pas d’une grande utilité comme portail de la découverte, on doit le supposer. Quelle découverte utile Socrate doit-il à Xanthippe ?

La dialectique, répondit Stephen : et à sa mère l’art de mettre au monde les pensées. Ce qu’il a appris de son autre femme Myrto (absit nomen !) l’Epipsychidion de Socratididion, aucun homme, pas une seule femme ne le saura jamais ».

Le passage est ‘‘pour initiés’’. C’est d’ailleurs le reproche (mais de quel droit ? l’auteur fait ce qu’il veut) que j’ai tendance à faire à l’épisode. Le lectorat visé (y en a-t-il consciemment un ? rien n’est moins sûr) se limite aux amoureux très informés de Shakespeare. Je ne connais sans doute pas assez le ‘‘grand Will’’ (je ne le connais pas) pour parvenir à comprendre la fascination qu’il exerce et l’engouement qu’il déchaîne. Et du coup, comme ces gamins qui se butent devant un exercice dont ils ne maîtrisent pas les ressorts, je décale en mauvaise humeur mon inculture élisabethaine.

Cela dit, ma remarque est en porte-à-faux par rapport à la dernière citation, essentiellement ‘‘socrato-centrée’’.Tant pis. Recentrons :

Sur Socrate, on sait qu’à côté de Xanthippe, épouse probablement attachée qui lui a donné trois enfants mais dont il n’a cessé de se plaindre, que l’histoire a voulu retenir comme une femme acariâtre que le philosophe n’aurait choisie que pour pouvoir exercer chaque jour sa patience, et que, venue le voir à la prison, il a brutalement  renvoyée, à la veille de boire la ciguë, préférant s’entretenir avec ses disciples, on sait disais-je qu’il eut une relation seconde avec une certaine Myrto, peut-être une courtisane, dont il eut un fils.

Absit nomen : … qu’on peut rendre par « que son nom ne soit pas prononcé ou soit oublié». Peut souligner le scandale de cette liaison adultère.

L’Epipsychidion de Socratididion : littéralement, epipsychidion peut se comprendre comme ‘‘l’âme au-dessus de mon/son  âme’’, soit peut-être ‘‘l’âme qui domine, ou envoûte, mon/son âme’’.  Epipsychidion est le titre d’un poème de Shelley (1791-1822) , écrit en 1821 pour l’amour d’Emilia Viviani que sa famille avait cloîtrée. Quant à Socratididion, c’est un sobriquet (un diminutif, ‘‘le tendre (ou le doux) Socrate’’, comme nous dirions Socratounet) dont le philosophe se voit affligé chez Aristophane (sauf erreur dans Les nuées).

On revient à Ann Hathaway, qui décidément ne trouve pas grâce aux yeux de Dedalus-Joyce : « Il a été choisi il me semble. Si d’autres ont l’art du Will, Ann Hathaway en a la manière. Nom d’une queue, c’est sa faute à elle. Elle a su l’enjôler. Elle lui a bien mis le grappin dessus, la douce de vingt-six ans. La déesse aux yeux pers qui se penche sur le garçon Adonis, s’abaissant pour conquérir, en prologue à l’acte ballonnant, est une donzelle effrontée de Stratford qui culbute dans un champ de blé un amant plus jeune qu’elle. » Sans appel.

Isis dévoilée :  référence à un ouvrage portant ce titre, paru en 1877, d’ Héléna Petrovna Blavatsky, traitant de sciences occultes et de religion. La religion d’Isis, divinité égyptienne au départ, a su gagner la Grèce, et même Rome où Caligula, empereur de 37 à 41, lui consacra un temple. Il est vrai que Caligula n’était pas sain d’esprit …

Glande pinéale : autre nom de l’épiphyse , avec ce risque de confusion que le même terme (épiphyse) désigne l’extrémité d’un os long; c’est une glande endocrine qui intervient dans la synthèse de la mélatonine, hormone de régulation de nos rythmes chronobiologiques (on l’appelle l’hormone du sommeil). La glande pinéale est située dans le cerveau, en partie postérieure du diencephale (zone située entre les deux hémisphères).

Un peu d’Aristote en passant : « L’expérience d’Aristote. Un ou deux ? La nécessité est ce en vertu de quoi il est impossible qu’il en soit autrement. Ergau, un chapeau est un chapeau. »

Cet Ergau là est sans doute – dérision orthographique ? je suppose qu’elle est sensible dans le texte de Joyce et que le traducteur l’a maintenue ( ?) - l’Ergo latin, celui de la devise de causalité : « Post hoc, ergo propter hoc », c’est-à-dire : ‘‘Après cela, donc à cause de cela’’. L’affirmation : La nécessité est  ce en vertu de quoi il est impossible qu’il en soit autrement est typiquement aristotélicienne et l’Ethique à Nicomaque, qui est à peu près le seul texte d’Aristote où je me sois risqué fourmille de ces assertions qui (me) laissent rêveur quant à leur intérêt et relèvent me semble-t-il du discours tautologique et/ou du cercle vicieux. Ainsi (Ethique à Nicomaque. Cinquième partie. La justice. Préliminaires.): ‘‘… le genre d’état qu’on entend appeler justice est celui qui pousse à exécuter les actes justes, c’est-à-dire qui entraîne à agir justement et à souhaiter tout ce qui est juste’’  Après quoi il ne reste plus à définir ce qui est juste que comme ce qui est conforme à la justice. On m’a dit que je ne creusais pas assez ... C’est probable … Il faudra que j’y revienne.

Quid de « L’expérience d’Aristote. Un ou deux ? ». Aristote s’est intéressé aux sensations tactiles, kinesthésiques (‘‘relevant de la sensibilité nerveuse consciente des muscles : position, tension, mouvement’’ (Larousse)).  L’expérience d’Aristote est une expérience simple à réaliser (pas si sûr) dans laquelle on croise deux doigts d’une main , index et majeur, entre les extrémités desquels, une fois croisés, on introduit une petite boule, ‘‘obtenant alors l’illusion tactile de deux objets’’.

On trouve dans les archives de la revue L’année psychologique, millésimes 1894 (n°1) et 1896 (n°3) la relation de recherches kinesthésiques reprenant et élargissant l’expérience d’Aristote. On lit par exemple : « En croisant l’index et le médius d’un sujet, et en faisant deux contacts avec deux objets sur les bords externes des deux doigts croisés (bord radial du médius et bord cubital de l’index) on provoque l’illusion d’un contact et d’un objet uniques. C’est l’expérience inverse de l’expérience d’Aristote qui consiste à introduire un objet unique entre les deux doigts croisés et à produire l’illusion de deux objets » .

Au terme de quoi (et d’expériences variées sur le thème) s’énonce dans L’Année psychologique (1896) sous la signature d’Alfred Binet  (le même physiologiste et psychologue, élève de Charcot, à qui l’on doit des travaux sur le développement de l’intelligence chez l’enfant qui s’inscrivent dans ce qui deviendra la mesure du Q.I.) la « règle générale des doigts croisés » suivante: ‘‘Si on touche les pulpes de deux doigts croisés avec deux pointes d’un compas, plus les pointes seront écartées, c’est-à-dire plus les points touchés seront éloignés l’un de l’autre, plus ils paraîtront au sujet être rapprochés’’.

Autre fragment : « Ici, il médite de choses qui ne furent pas : ce que Cesar aurait pu accomplir s’il avait accordé foi au devin : ce qui aurait pu être : possibilités du possible en tant que possible : choses non connues : le nom porté par Achille quand il vivait parmi les femmes ».

Pour Cesar, on sait qu’il a négligé les présages défavorables qui couvraient une période allant jusqu’aux ides de mars 44 (av. J.C.) , à la veille desquelles son épouse Calpurnia faisait par surcroît un cauchemar.

Pour Achille, on connaît l’histoire : Thétis, sa mère, qui, elle, croit aux prédictions  et craint sur cette base de le voir partir à la guerre (de Troie) pour s’y aller faire tuer, l’a envoyé dans l’île de Scyros  où il séjourne, déguisé en femme parmi les filles du roi Lycomède. On l’y appelait Pyrrha (la Rousse) à cause de sa chevelure blonde (son nom est donc connu,  ce qui prend Joyce à contre-pied). Achille serait resté là neuf ans ( !), jusqu’à ce qu’Ulysse le débusque. Il a profité du séjour pour avoir un fils, Néoptolème, qui prendra plus tard le nom de Pyrrhus, d’une des filles du roi, Déidamie.

Et voilà qu’on (re)parle latin : Amor vero aliquid alicui bonum vult unde et ea quae concupiscimus. La manie est un peu agaçante, surtout quand on a laissé son latin loin derrière soi, quand les années de collège et de lycée se réduisent à quelques noms de professeurs qu’on a aimés, Monsieur Lalou en 4ième et 3ième , cher Monsieur Lalou, ou Mme Vernières, en 2ième  et en 1ère , Mme Vernières si fière d’avoir été la ou l’une des premières  jeunes filles à être acceptée à Ulm, réservé en principe aux garçons et réputé plus dur que Sèvres. Morts sans doute, morts bien sûr, et qui m’apprenaient le latin et le grec en me traitant – elle, affectueusement – de cuistre, parce que j’entrelardais mon enthousiasme studieux de plaisanteries potaches. Rien ou presque, techniquement, ne m’est resté de leurs leçons. Alors, qu’est-ce donc qu’il nous dit là, Joyce ? Quelque chose comme : Dans le véritable amour, chacun veut  à l’autre du bien, et qu’advienne tout ce que nous désirons  ( ?). Mouais, ce ne doit pas être très loin de ça.

On reparle italien, aussi : E  quando vede l’attosca (‘‘et son regard est un poison pour l’homme qu’il regarde’’ ( ?)). La citation enrichit un paragraphe consacré à Brunetto Latini, philosophe notoire et chancelier de la république florentine au XIII° siècle, qui a consacré la fin de sa vie à l’enseignement  et que Dante a  placé au chant XV de son Enfer  (Divine comédie), selon les sources (éventuellement sans incompatibilité) en le donnant comme sodomite  ou en le révérant comme un de ses maîtres, avec Virgile.

Dans la foulée, toute une théorie litteraro-psychanalytique de Shakespeare s’amorce qui ancre ce qu’est ‘‘Will’’ dans le quasi-viol originel déjà évoqué plus haut, cette affaire de donzelle effrontée de Stratford qui culbute dans un champ de blé un amant plus jeune qu’elle . On trouve un intéressant développement autour de ce thème dans un texte de Philippe Forest, à l’adresse http://archive.villagillet.net/article.php3?id_article=304  . [La Villa Gillet est une structure créée en 1987 par  la région Rhone-Alpes comme lieu d’échange culturel et de dialogue interdisciplinaire].

Imogène est évoquée. Amusant ; le recours à Google fournit, mais par brouettées, des références à Imogène Mc Carthery, héroïne de sept romans policiers de Charles Exbrayat, que Catherine Frot a incarnée sur grand écran et Dominique Lavanant à la télévision … De fait, il s’agit d’Imogène, fille de Cymbeline, roi de Bretagne en guerre avec Rome. Elle aime Posthumus, son père veut la marier à Cloten, qu’il a eu d’un premier lit, etc. Le texte de Joyce, par ailleurs prolixe quand il s’agit d’évoquer Shakespeare, ne renvoie pas explicitement  à la pièce (Cymbeline), l’une de ses dernières, rédigée vers 1610, mais enfin, voilà, il cite Imogène et on m’a renvoyé, moi, à Charles Exbrayat, auteur aimable, souvent amusant (son humour est aujourd’hui quelque peu  suranné), mais  dramaturge, si j’ose dire, de moindre importance (!).

Un peu d’allemand ? Was du verlachst wirst du noch dienen . Non, sur ce coup-là, je renonce. Au fond, je m’en suis passé en lecture cursive … Je passe . Voudrait dire (on me souffle) quelque chose comme : ‘‘Vous allez encore rire de ce que je vais vous servir’’. Ah, bon ?

Amour scortatoire : un thème d’Emmanuel Swedenborg (1688-1772), qu’on a déjà rencontré en parlant de Villiers de l’Isle Adam. L’amour scortatoire s’oppose à l’amour conjugal. Quand le second s’intéresse aux deux époux comme ensemble ‘‘angélique’’ vivant éternellement jusqu’après la mort dans une jeunesse perpétuelle, le premier caractérise les désirs malsains qui sont  contraires à la réalisation harmonieuse du couple et à terme le détruisent. Diable !

Lollards : … de l’allemand lollaert, racine lullen, marmonner, chantonner (Wikipedia). Le terme désigne un mouvement de contestation sociale et religieuse qui s’est développé en Angleterre au XIV° siècle.  Les prédicateurs de ce mouvement ne seraient pas sans responsabilité dans l’éclosion d’une révolte paysanne que Shakespeare a mise en scène dans son Richard II. Ce mouvement aurait eu sa part dans la réforme protestante et le schisme de l’Eglise d’Angleterre en 1534, sous Henri VIII.

Vanneau : C’est un fort joli petit oiseau huppé, longues pattes et bec fin, qui devait plaire à Shakespeare car il y fait plusieurs fois référence comme intervenant métaphoriquement (et moqueusement) dans le langage courant. Ainsi (Hamlet, V, II) :

Horatio : Ce vanneau s’élance, la coquille sur la tête

Hamlet : Il devait complimenter sa tétine avant de la sucer. (…)

Summa contra gentiles : c’est avec la Somme théologique (Summa theologiae) la grande synthèse de Thomas d’Aquin (1227– 1274). L’ouvrage date des années 1260. Présenté comme une réorganisation chrétienne de la pensée philosophique aristotélicienne, il inclut la réfutation des commentateurs précédents du Stagirite (Aristote est né à Stagire, en Macédoine), tels ses grands proches anciens,  l’arabe Averroes (1126-1198) et le juif Maïmonide (1138-1204).

Hiérophante : c’est un prêtre qui explique les mystères du sacré. Dans l’antiquité grecque, un hiérophante présidait aux Mystères d’Éleusis (  syncrétisme (tentative d’agrégation du ‘‘meilleur’’ de plusieurs religions ou, par extension, modes de pensée) athénien des cultes orphiques (Orphée, descendu aux enfers chercher Eurydice) , dionysiaques (Dionysos/Bacchus, dieu de la vigne, du vin et du délire extatique), et agraires (chtoniens ; cultes de la déesse des moissons, Déméter)) et instruisait les initiés.

Etc. La colère du lecteur frustré monte peu à peu. Il se débat au milieu d’un bric-à-brac culturo-bordélique qui relève ou lui semble parfois relever de la provocation. Il se demande alors si le but ne serait pas d’emmerder le peuple (ou le bourgeois ?) dans le ricanement complice  des quelques membres de la chapelle, une façon de manier l’érudition ciblée comme instrument de déstabilisation et de torture. Et si Joyce était indéfendable et chiant ?

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Commentaires
S
Vous avez tout à fait raison (et c'est dans la logique du paragraphe du texte de Joyce précédent).<br /> <br /> Wikipedia:<br /> <br /> "En musique, la courante est une danse, morceau de coupe binaire avec reprises, à 3 temps, précédés d'une levée, et de tempo assez vif (moins rapide toutefois que ce que suggère son nom).<br /> Dans la suite de danses baroque, la courante est ordinairement précédée par l'allemande et suivie par la sarabande.<br /> Etc."<br /> <br /> Le scato, dans l'affaire, c'est moi ... Cela dit, dans la foulée de la lecture, c'est quand même cette idée première qui m'est venue... <br /> Et, qui sait? Hum... je suis de mauvaise foi, là.
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L
Mais la courante est aussi une danse, non ?<br /> Après Ulysse, vous serez fin prêt pour vous attaquer à Ada de Nabokov !
Répondre
AutreMonde
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