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AutreMonde
24 septembre 2010

"La Chartreuse de Parme", ce grand "N'importe quoi".

Antoine Compagnon, professeur de Littérature au Collège de France, a raison au moins sur un point : au moment d’aborder un  ouvrage il faut se garder d’en lire la préface. Par contre, s’y plonger « après » peut être un délice de gourmet, y compris comme ici pour savourer les enjolivements et les profondeurs que le préfacier découvre dans un roman dont on a peine à croire que c’est celui qu’on vient de lire.

Ainsi donc, ces 630 pages foutraques qu’on a absorbées dans un étonnement incrédule constituent l’absolu du roman, le livre unique (Gide), le livre complet (Valéry), le plus grand peut-être (Lampedusa), etc. Il semble qu’ils s’y soient tous mis : Gobineau, Barbey d’Aurévilly, Henry James, André Suarès, Alain, Paul Morand, Julien Gracq, Italo Calvino (le plus beau roman du monde – rien que ça !), tous soucieux de participer à un même et  grand concours de tressage de couronnes. Comme on se sent petit, écrasé, ridicule de n’avoir pas compris tant de beautés ! Même Balzac, malgré quelques réserves et de généreux conseils de réécriture, participe à l’édification du mythe. Alors, rien où se raccrocher ? Ah ! Si ! Sainte-Beuve, qu’on nous dit venimeux, et Zola, qui raisonne. Ouf ! On n’est pas absolument seul …

J’ai dû lire La Chartreuse de Parme à dix-huit ou dix-neuf ans. Fabrice en a dix-sept dans les coulisses de Waterloo et on est vieux passé trente ans dans cet ouvrage. Peut-être y a-t-il là les raisons du souvenir assez enchanteur que ma lecture m’avait laissé, les sentiments excessifs, l’hypertrophie des élans amoureux tout en surface, les fascinations d’un romantisme exacerbé nourrissant sa déréalisation de ses propres emportements … Tout est en toc …

On ouvre le livre au hasard, on découvre des tableautins, très souvent ciselés, enlevés, amusants, réussis et l’on se dirait volontiers  « Tiens, c’est un plaisant ouvrage ». Mais voilà, le patchwork en reste un. Toute page isolée peut mériter – oui, pourquoi pas, tout s’interprète -  son commentaire élogieux … et l’ensemble ne construit rien. Un vrai phénomène de « bande annonce ». Deux trois exemples (et j’ai vraiment joué le jeu de l’ouverture aléatoire et du premier  alinéa en page de gauche) :

-         Mosca avait prévenu la duchesse que le prince avait, dans le grand cabinet où il recevait en audience, un portrait en pied de Louis XIV, et une table fort belle de Scagliola de Florence. Elle trouva que l’imitation était frappante ; évidemment il cherchait le regard et la parole noble de Louis XIV, et il s’appuyait sur la table de Scagliola, de façon à se donner la tournure de Joseph II. Il s’assit aussitôt après les premières paroles adressées par lui à la duchesse, afin de lui donner l’occasion de faire usage du tabouret qui appartenait à son rang. A cette cour, les duchesses, les princesses et les femmes des grands d’Espagne s’assoient seules ; les autres femmes attendent que le prince ou la princesse les y engagent ; et pour marquer la différence des rangs, ces personnages augustes ont toujours soin de laisser passer un petit intervalle avant de convier les dames non duchesses à s’asseoir. La duchesse trouva qu’en de certains moments l’imitation de Louis XIV était un peu trop marquée chez le prince ; par exemple, dans la façon de sourire avec bonté tout en renversant la tête.

-         Ces cinquante hommes portaient des torches et les vingt hommes armés, après s’être longtemps arrêtés sous les fenêtres de la Fausta, allèrent parader devant les plus beaux palais de la ville. Des majordomes placés aux deux côtés de la chaise à porteurs demandaient de temps à autre à Son Altesse si elle avait quelque ordre à leur donner. Fabrice ne perdit point la tête ; à l’aide de la clarté que répandaient les torches, il voyait que Ludovic et  ses hommes suivaient le cortège autant que possible. Fabrice se disait : Ludovic n’a que huit ou dix hommes et n’ose attaquer. De l’intérieur de sa chaise à porteurs, Fabrice voyait fort bien que les gens chargés de la mauvaise plaisanterie étaient armés jusqu’aux dents. Il affectait de rire avec les majordomes chargés de le soigner. Après plus de deux heures de marche triomphale, il vit que l’on allait passer à l’extrémité de la rue où était situé le palais de la Sanseverina.

-         Notre prisonnier remonta légèrement les six marches qui conduisaient à sa cabane de bois ; le bruit devenait tellement fort au pied de la tour Farnèse, et précisément  devant la porte, qu’il pensa que Gillot pourrait bien se réveiller. Fabrice, chargé de toutes ses armes, prêt à agir, se croyait réservé cette nuit-là aux grandes aventures, quand tout à coup il entendit commencer la plus belle symphonie du monde : c’était une sérénade que l’on donnait au général ou à sa fille. Il tomba dans un accès de rire fou : Et moi qui songeais déjà à donner des coups de dague ! comme si une sérénade n’était pas une chose infiniment plus ordinaire qu’un enlèvement nécessitant la présence de quatre-vingts personnes dans une prison ou qu’une révolte ! La musique était excellente et parut délicieuse à Fabrice, dont l’âme n’avait eu aucune distraction depuis tant  de semaines ; elle lui fit verser de bien douces larmes ; dans son ravissement, il adressait les discours les plus irrésistibles à la belle Clélia. Mais le lendemain à midi, il la trouva d’une mélancolie tellement sombre, elle était si pâle, elle dirigeait sur lui des regards où il lisait quelquefois tant de colère, qu’il ne se sentit pas assez autorisé pour lui adresser une question sur la sérénade ; il craignit d’être impoli.

Au fond, tout est un peu de ce tonneau … Des remarques de cour sur un royaume d’opérette, des épisodes plus ou moins « à la Dumas », et des élans exacerbés, du coup de dague aux ruisseaux de larmes. L’hyperbolique est maître et l’on ne peut ressentir que dans l’hypertrophie, tandis que s’élaborent, schématiques, des drames de pacotille.

Stendhal s’amuse.

Moi, je m’énerve.

Le roman a jailli dans un élan irrépressible, semble-t-il : «Le 4 novembre 1838, Stendhal s’enferme dans son appartement de la rue Caumartin – Le 26 décembre il donne à son cousin Romain Colomb ‘‘ six enormous cahiers’’ pour qu’il lui trouve un éditeur. C’est une performance extraordinaire, réalisée en un temps record … » (préface de Mariella Di Maio). Stendhal précisera dans les brouillons de sa réponse à la critique bienveillante de Balzac : « J’ai dicté le livre que vous protégez en 60 ou 70 jours. J’étais pressé par les idées. (…) En dictant La Chartreuse, je pensais qu’en faisant imprimer le premier jet, j’étais plus vrai, plus naturel … » (même source).

Un livre dicté, donc. Et ça s’entend, et on a tout du long cette impression et même cette image d’un bouillonnement qui marche de long en large dans une pièce et qui, les mains dans le dos, énonce dans l’allégresse d’une imagination qu’il ne freine pas … tout ce qui lui passe par la tête. Les souvenirs se bousculent, italiens et réinventés, les digressions s’emboîtent au gré de l’apparition de personnages secondaires plus ou moins nécessaires, séduisants puis abandonnés, non pas esquissés mais schématisés dans des stéréotypes convenus, courtisans, domestiques, chambrières, geôliers, ecclésiastiques, tous excessifs de dévouement, de fidélité, d’abnégation, de droiture ou de vilenie torve, de désintéressement ou de cupidité vile, pantins caricaturaux qui courent aux quatre points cardinaux d’un décor de carton-pâte, dans la fébrilité enthousiaste de leur énonciateur, qu’un collégien d’aujourd’hui soupçonnerait assurément d’avoir « fumé la moquette »…

Quelques apothéoses ont enlevé d’enthousiasme la critique. Ainsi de la promesse de Clélia à la Madone, jurant de ne plus jamais  porter le regard sur Fabrice, ce qui lui permet en tout jésuitisme de laisser se développer leur liaison dans le noir.  Mariella Di Maio parle de « cette extraordinaire invention qu’est le vœu de Clélia (…) [qui] crée un ressort  romanesque d’une grande efficacité »  et qui, pour ce qui me concerne, après m’avoir dans un premier temps fait rire, a épuisé ma bonne humeur.

Etc., etc., et une fin bâclée, autour et à côté de l’enfant du péché que le vœu précédemment cité a… permis.

Ce n’est pas à Stendhal que j’en veux - en 1838, son espérance de vie n’est plus que de quatre ans, autant qu’il en profite et s’amuse – mais bien à ses trop systématiques thuriféraires.

Une remarque fort marginale pour clore cette injustifiable chronique qui me vaudra des ennemis, si d’aventure j’ai des lecteurs :

L’un des derniers chapitres du livre s’intéresse quelques instants à un « M. Gonzo [qui] était un pauvre hère (…) fort noble, qui, outre qu’il possédait quelque petit bien, avait obtenu par le crédit du marquis Crescenzi une place magnifique, rapportant mille cent cinquante francs par an. Cet homme eût pu dîner chez lui, mais il avait une passion :  il n’était à son aise et heureux que lorsqu’il se trouvait dans le salon de quelque grand personnage qui lui dît de temps à autre : ‘‘Taisez-vous, Gonzo, vous n’êtes qu’un sot’’. »

Mariella Di Maio fait une note : « Il s’agit bien [ici, d’un représentant] de ‘‘la race comique [des] courtisans’’ : un ‘‘gonzo’’ (dès le XVI° siècle) est un niais, un jobard ».

Or, de « gonzo », je ne connaissais à ce jour que le « gonzo-journalism » (le journalisme gonzo) auquel l’américain Hunter S.Thompson (1937 (naissance naturelle) – 2005 (suicide par  arme à feu)) a donné ses lettres de noblesse.

Où le « journalisme gonzo » est schématiquement ce journalisme de témoignage subjectif par immersion (Hunter S.Thompson a vécu une année entière la vie d’une bande de Hells Angels avant d’écrire l’article qui l’a rendu célèbre) dont très récemment les six mois d’une existence  de sans papiers que s’est imposés Florence Aubenas peuvent être un exemple.

Et où le terme « gonzo » est (serait ? quid de la crédibilité des sources ?) un  terme argotique irlandais désignant, dans un marathon de l’ingestion alcoolisée, le dernier compétiteur à rester debout.

On se retrouve assez loin de Stendhal. Mais le rapprochement m’a amusé.

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Commentaires
A
Je n'ai pas relu la Chartreuse depuis des années mais si les éloges peuvent sembler excessives, je trouve votre critique tout aussi excessive. Vous cherchez un réalisme où il y a du rêve, une quête de bonheur. C"est un roman de maturité d'un écrivain qui rêve de jeunesse et s'autorise à une folie qui pouvait surprendre à l'époque.<br /> Fabrice, c'est Stendhal tel qu'il aurait voulu être. Clélia n'est pas fadasse, c'est une jeune femme à la fois passionnée et animée par un sens du devoir. Au fond, elle se rapproche de Mme de Clèves. Stendhal d'ailleurs aimait ce roman qui est très bien écrit avec une économie de mots admirables.
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J
Enfin un blog élégamment écrit! Et pertinent, ma foi, dans ses réserves sur ce faux chef-d'oeuvre. J'ajouterai que le péché mortel de ce (trop) gros roman, c'est la vaine tentative d'inverser la machine oedipienne Beyle-Stendhal : autant on croit 1°) à l'amour de Julien Sorel pour Mme de Rênal 2°) plus encore à celui non-consommé de Fabrice pour sa tante la ravissante Gina( dans mon souvenir lointain), autant avec la fadasse demoiselle Conti ça nous laisse froid. Factice Fabrice romantiquement correct et littérairement raté quand son auteur le force à aller vers la jeune fille. Et pour cause, quand on lit Henri Brulard, la scène de nuit, dans la chambre partagée, avec la désirable maman, bientôt perdue.<br /> Mais pas d'accord avec vous sur la Princesse de Clèves, beau roman mal fichu, mal ou peu écrit, mais fort. J'y reviendrai peut-être. Bien à vous,<br /> Jacques Géraud
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