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AutreMonde
30 septembre 2009

Leçons finkielkraltiennes (II)

Le Festin de Babette – Karen Blixen

Alain Finkielkraut a titré sa lecture : Le scandale de l’art.

Le court conte de Karen Blixen est délicieux, tout rempli d’un humour léger mais acide qui peint avec une extrême élégance et une extrême concision, à distance, l’affligeante destinée des deux filles d’un pasteur que le rigorisme du père et leur confinement dans la petite enclave hors du monde et du temps qu’est le fjord imaginaire et norvégien de Berlevaag où celui-ci s’est imposé en gourou luthérien d’une maigre secte en déshérence, condamnent à l’acceptation soumise et sublimée d’un parcours terrestre désertifié.

Il est d’autres façons de résumer l’histoire. Par exemple : Comment, du temps que l’on faisait sa cour en gants blancs, sous l’ombre menaçante de pères tyranniques, un jeune cavalier plein de fougue et d’ambition, un splendide ténor dans la force de l’âge, font escale, ou passage, en un fjord norvégien en méconnaissant sa devise subliminale, empruntée au Dante, le célèbre : Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate… (en douze pieds, avec liaison, Toi qui entres ici, laisse toute espérance, ou sans, Toi qui franchis ce seuil, dis adieu à l’espoir). Et comment ils ne s’en remettront jamais, tant on sait trop ce que peu valent les sublimations (« Et vous savez  également, que je serai toujours avec vous, aussi longtemps que je vivrai. Chaque soir,  je m’assiérai à votre table, avec vous, comme ce soir – non pas en chair et en os, ce qui ne signifie rien, mais en esprit … » Ben voyons !…)

Et aussi, et enfin - et … surtout (?), comme y inviterait le titre du conte - il y a donc Babette.

Babette, ex-communarde et à ce titre ex-pétroleuse, ex-chef cuisinier au Café Anglais, à Paris, et à ce titre ex-grande artiste… des fourneaux.

Parce qu’elle a fui, les mains tachées de sang, la répression des Versaillais, on la trouve reconvertie et anonyme au fond du fjord de Berlevaag, au service des filles du pasteur. Quatorze années d’humilité à faire dans la morue salée et la soupe au pain noir et à la bière. Jusqu’à ce que le sort s’en mêle en forme de billet de loterie gagnant, et gagnant une fortune, c’est-à-dire, au juste, de quoi faire miraculeusement renaître, dans tous ses fastes gastronomiques, un dîner de douze couverts comme on savait en faire au Café Anglais. Un chant du cygne.

La question, là-dedans, c’est la morale de l’histoire. Et j’entends : Quelle est-elle ?

Sans doute, sinon pourquoi le titre, c’est la figure de Babette qui aux yeux de Karen Blixen, porte le sens de son récit. Mais quel est au juste ce sens?

Alain Finkielkraut, ouvre sa lecture par ces lignes : « Qu’est-ce que la civilisation ? Qu’est-ce que l’art ? Qu’est-ce que l’idéal ? Qu’est-ce que la grâce ? À ces hautes questions, Karen Blixen apporte une réponse narrative : Le Festin de Babette. » Assurément. Et l’ébauche un peu irrévérencieuse ci-dessus de plusieurs résumés possibles oriente le projecteur vers  telle ou telle de ces questions. Mais in fine, c’est le scandale de l’art  que Finkielkraut voudra surtout retenir. Plus que le scandale, d’ailleurs, la contradiction dont il est porteur dans l’artiste, et qu’incarne Babette : « En tant que communarde, Babette a lutté les armes à la main pour l’égalité. En tant qu’artiste, elle a illustré  et défendu la distinction. La pétroleuse a incendié les hauts lieux du luxe et c’est dans un de ces hauts lieux que la cuisinière magnifique exerçait ses talents. Ces deux identités lui étaient aussi chères l’une que l’autre. »

Mais envahi par cette houle irrépressible qui le porte vers l’aigre constat de son divorce avec l’époque, Alain Finkielkraut conclut sa lecture en se laissant glisser – et en y voulant entraîner Karen Blixen – sur la pente de ses haines ordinaires, ou si l’on trouve le mot trop fort, de ses indignations itératives : « Karen Blixen, à la fin de ce conte, crédite l’art d’avoir rétabli l’harmonie [ le festin de Babette a adouci les mœurs de la petite communauté frileusement austère et définitivement Berlevaaguienne , y a rallumé de vieilles flammes amoureuses et éteint d’anciens contentieux le sot incendie …]. Mais elle souligne en même temps la dissonance, le différend voire la contradiction qui existent entre les règles et les idéaux respectifs de l’art et de la démocratie. Elle montre même, avec l’exemple de Babette, quelle intensité paroxystique cette contradiction peut atteindre. Voilà sans doute [on y arrive…] la part du récit la plus indigeste pour l’esprit de notre  temps. Son seul Dieu, en effet, c’est la Démocratie. Ce dieu jaloux qui a dénoncé l’idéal ascétique et qui ne supporte pas qu’on plaisante avec ses valeurs, dit partout son amour de l’art mais ne se fait pas à l’idée d’une classe cultivée, il veut la peau des héritiers, bref il déteste tout ce dont l’art, si universelle que soit sa portée, a besoin pour vivre. Au nom de la défense des droits de l’homme [ Ah ! ces sacrés Droits-de-l’hommistes… ], il prêche l’indiscrimination, il prononce l’équivalence des formes et il décrète que tous les goûts sont dans la culture. Mais ceci est une autre histoire. »

Sans doute, sans doute, mais si c’est tant une autre histoire, pourquoi s’y laisser entraîner ?

Cette vision induite, que Jean-Paul Brighelli, héraut du républicanisme pédagogique, s’est immédiatement, pour la conforter encore de sa verve, empressé d’amplifier dans son blog Bonnet d’Âne (http ;//www.bonnetdane.midiblogs.com), déchiffrant l’effondrement de la culture dans les mots d’ordre du collège unique, quand Babette resplendit selon lui en pédagogue métaphorique nourrissant ses convives des joyaux du savoir dont cherche à les priver la transversalité honnie en même temps qu’appauvrissante de la notion de ‘‘socle commun de connaissances’’…, cette vision induite, disais-je, est-ce bien dans le texte qu’elle s’enracine ?

La Babette de Karen Blixen n’est en rien dans les joies de la transmission, de l’éducation. Elle est hyperboliquement narcissique, ivre du pouvoir qu’elle a eu de donner du bonheur à une caste de privilégiés seuls à même d’y accéder. Son festin, elle ne l’a élaboré pour personne : « Non, j’ai fait cela pour moi. » Et plus loin : « Je suis une grande artiste», énoncé avec  ce mépris hautain de ceux qui se croient élus : « À nous, les grands artistes, il nous est donné une chose dont vous ignorez tout. » Et ceci précédé « d’un regard aussi profond qu’étrange  [où] on lisait un dédain indicible. »

La Babette de Karen Blixen, tout en n’étant qu’une fille qui vient ‘‘d’en bas’’, qui revendique cette origine, qui minimise même, pour rester dans sa classe sociale, sa réussite professionnelle formelle - « Autrefois, j’étais cuisinière au Café Anglais » ; elle dit ‘‘cuisinière’’ et non ‘‘chef-cuisinier’’ – se retrouve, autre métaphore possible et parfaitement classique, jouissant dans son for intérieur, comme une prostituée de haut-vol, de faire jouir ces puissants qui oppriment ses semblables, ses frères, de les soumettre, dans le plaisir des sens qu’elle leur procure, à sa toute puissance.

Oui, au Café Anglais, du temps de sa gloire culinaire, le terme s’impose avec nécessité, elle faisait ‘‘jouir’’  le haut du pavé mondain, « Le duc de Morny, le duc Decazes, le prince Narischkine, le général de Gallifet, Aurélien Scholl, Paul Daru, la princesse Pauline (…) » en vraie professionnelle : « Quand je donnais le meilleur de moi-même, j’étais en mesure de les rendre parfaitement heureux ». Et ce faisant, elle les asservissait, car  « voyez-vous (…) ces gens m’appartenaient, ils étaient miens », en même temps que dans la soumission de leurs sens, ils érigeaient un monument à sa gloire, le destin les avait mis là pour ça, « ils avaient été élevés – à un prix tellement pharamineux que vous ne serez jamais à même de saisir – et éduqués à comprendre à quel point je suis une grande artiste ».

Certes, ils méritaient de mourir, « les gens dont j’ai parlé étaient des êtres cruels et mauvais. Ils ont affamé le peuple de Paris, ils ont écrasé les pauvres, ils ont bafoué les lois (…) j’ai chargé les fusils de mes hommes (…) j’ai pataugé dans le sang », mais voilà, la pétroleuse a sacrifié les ‘‘ordures’’ indispensables à la reconnaissance de l’artiste au point que la vraie vie, celle de l’art  (culinaire) n’a plus de sens « maintenant que ces gens n’y sont plus » .

Alors, dans la violence autodestructrice de la fuite en avant, pour l’honneur désespéré et totalement inutile d’une dernière fois, on donne à des crétins Berlevaaguiens des plaisirs dont ils sont indignes, on les élève à des extases auxquelles ils ne comprennent rien, qui leur procurent à peine un petit hoquet sans lendemain, et on retournera avec eux à la morue salée et à la soupe au pain noir et à la bière, comme une qui s’anéantirait dans l’abattage des roulottes de chantier pour abrutir les souvenirs de la prostitution de luxe qu’elle sut pratiquer élevée au niveau… d’un art.

Alors, voir là-dedans l’apologie de la véritable culture…

Discerner une prémisse  (en attendant les prémices) d’un renouvellement éducatif ….

Dis-moi quelle est ta ‘‘lecture’’, et je te dirai où sont tes obsessions 

Finkielkraut rêve sans illusion, dans le souvenir bercé d’Anna Harendt, d’un monde rendu aux valeurs qu’il vénéra ; Brighelli pleure sur les Mozart assassinés par la crucifixion des élitismes.

Je crois que Karen Blixen a seulement montré l’enfermement d’un orgueil démesuré dans la certitude intime de sa supériorité, le paroxysme insensé d’une hubris, une soif éperdue de pouvoir qui s’écœure elle-même des sujets qu’elle exigea pour régner et qui finit affaissée dans l’inutilité volontaire de son dernier élan :  «Babette [après le festin] était assise sur le billot  de la cuisine, cernée par davantage de marmites et de casseroles noircies que les deux sœurs n’en avaient vues de leur vie entière. Elle avait l’air aussi pâle et aussi épuisée que le soir  [de sa fuite loin des répressions versaillaises] où elle était arrivée à la maison du pasteur et s’était évanouie sur le seuil. Elle ne leur adressa pas un regard, ses yeux noirs semblaient fixer un point au loin ». 

Finkielkraut dit : Le scandale de l’art

Brighelli entend : Le scandale des programmes scolaires

Karen Blixen ?

Pourrait-on prétendre qu’elle a renouvelé, dans sa dimension tragique, le déchirement du talent, quand il se prend pour du génie et qu’il n’obtient de reconnaissance, et qu’il ne donne de pouvoir, que dans le cénacle restreint de quelques privilégiés odieux et haïssables ?

Pourrait-on titrer ? Quand les fourneaux montent à la tête

… et sous-titrer ?  Histoire d’une cuisinière antipathique.

En commentant à l’ancienne: Une nouvelle subtile de Karen Blixen, un conte à facettes, avec traitement soigné des personnages secondaires …

Post-Sriptum.

C’est à Biarritz, été 1988, que j’ai vu le film danois de Gabriel Axel tiré de la nouvelle.  Il  était sorti en France fin mars. Dans mon souvenir, Stéphane Audran y incarnait une Babette trop lumineuse, loin de l’image que me donnait le texte.  Mais c’est bien loin. À vérifier en revoyant le DVD ? Il est disponible. Ma foi, c’est peut-être une bonne idée…

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Commentaires
N
Vous seriez le genre de profs qui exigent des phrases courtes et des copies ne dépassant pas la page? Bel exemple d'esprit ouvert et démocratique, Heureuseent que le jeune Marcel ne vous a pas croisé...
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G
Même quand on se promène dans ces terres norvégiennes et littéraires, c'est bien à l'auberge espagnole de nos obsessions que nous nous nourrissons. Votre blog nous met bien, souvent en appétit.Merci.
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S
Pour une littérature light?
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J
Venir lire ici des phrases de six lignes qui constituent à elles toutes seules des paragraphes entiers... Bien le merci, j'ai déjà assez à faire avec mes copies ! <br /> <br /> M. Sejan, puisque vous parlez cuisine, suivez le mouvement : allégez vos phrases !
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S
C'est aimable d'être venu lire.<br /> Mais la réponse ne me semble pas répondre à la question.<br /> Vertus du dialogue de sourds...
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