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AutreMonde
13 juin 2007

Velléités et prétéritions [II & Fin] ....

(.....)

L’an passé - il me semble que c’était au printemps - je m’étais mis à la lecture d’un essai de Michel Serres: Le Tiers-Instruit. Comment un type qui écrit de façon aussi peu engageante s’est retrouvé élu le 29 mars 1990 à l’Académie Française, au fauteuil du sémillant Edgar Faure, m’est un mystère et me paraît presque une indignité! J’avais à l’époque, toute lecture bue - je voulais quand même aller au bout - commencé, d’agacement, une chronique finement intitulée, dans la poussée d’ adrénaline: À quoi sert Serres? Je n’étais guère allé plus loin que le titre ...

Ce livre abscons, soi-disant (et ce fut le motif de ma lecture) consacré à l’enseignement, m’a semblé d’une profonde inutilité. Il s’ouvre (et se poursuit plus ou moins autobiographiquement) sur l’éloge de l’instituteur qui imposa la main droite au gaucher spontané qu’était le jeune Serres et - réussite improbable - le faisant gaucher contrarié, lui ouvrit l’esprit. Apologie des valeurs formatrices de la contrainte, du déchirement, de la traversée du fleuve, de l’angoisse de l’entre deux rives, du choix de l’inconnu, l’essai se noie dans une litanie d’affirmations hermético-péremptoires au service desquelles se déploie un vocabulaire appelant le glossaire qu’on déplore de ne pas trouver en annexe!

Reprenant le folio annoté des hoquets de ma lecture, je trouve cette formulation valant sans doute jugement d’époque global: Quel comité de lecture a bien pu autoriser ce méfait? Pourtant, à relire des passages, je me demande si je n’ai pas été un peu injuste. Encore que ...
On rencontre de curieux aphorismes. Celui-ci par exemple, comme déduction du “Post coïtum animal triste”: Donc est homme qui, après le coït, rit. On pense bien sûr aussitôt à: Marie-Thérèse, celle qui rit quand on la baise! Mouais ....
Sa théorie, lancinante et répétitive, est qu’on ne progresse et ne se trouve que dans l’instable, que le juste, le vrai, ne se rencontre pas où on le cherche mais dans une “tierce-place”, soulignant que l’erreur du géocentrisme de Ptolémée fut remplacée par la demi-vérité de l’héliocentrisme de Copernic, puisqu’il fallut attendre Képler pour comprendre - et aussitôt majoritairement oublier - que le soleil n’était pas centre d’une orbite circulaire mais foyer - et de plus, non unique - d’une orbite elliptique. Affirmant, très nervalien, le second foyer comme “soleil noir”, c’est encore à mi-chemin des deux qu’il prétend nous conduire pour tâcher de comprendre: “Or dans le savoir et l’instruction, il existe aussi une troisième place, position aujourd’hui nulle entre deux autres, la science exacte, formelle, objective, puissante et d’autre part, ce qu’on nomme la culture, mourante. D’où l’engendrement d’un troisième homme, le tiers-instruit, qui n’était rien, paraît aujourd’hui, devient quelque chose et croît”. Et de conclure le paragraphe, modeste: “Il naît dans ce livre où je lui souhaite, père, longue vie”.

Au milieu de quelques idées intéressantes et de cette ligne continue de la tierce chose, Serres vaticine à l’excès, transporté par la masse des références culturelles sur lesquelles il s’appuie d’un air souvent complice entre un scoop incertain pour spécialistes (Jules César ne serait pas l’auteur de la Guerre des Gaules ) et, parmi tant d’érudition, une inexactitude inattendue, confondant à deux reprises au moins les myrmidons qui sous la conduite d’Achille guerroyaient aux remparts de Troie et les mirmillons, héros ou pantins des arènes brutales de Rome, gladiateurs opposés glaive en main aux rétiaires, manieurs du trident et lanceurs du filet.

Sans prétendre à nulle synthèse d’une analyse abandonnée, compulser le bouquin fait surgir des passages soulignés, des points d’exclamations, des: peut-être, des: pourquoi pas, des: navrant ... et là, soudain, un: bien vu, pour ces lignes: "Transcrivez un modèle, on vous traite de plagiaire, mais si vous en copiez cent, vous voilà bientôt docteur". Qu’est-ce d’autre en effet qu’une thèse universitaire? Et puis, plus loin, une affirmation que je crois profondément vraie sur la littérature, plus à même que la philosophie de nous éclairer sur les questions que cette dernière se pose.

Au demeurant, ce Serres a des goûts simples. Il aime bien la parénèse (discours moral; exhortation à la vertu), l’éristique (art de la controverse), la gnoséologie (théorie (philosophique) des fondements de la connaissance absolue) surtout si elle est circulaire, d’autant que, par là, elle se dévoilera elliptique. Il aime la démarche apagogique (le raisonnement par l’absurde) et, dans l’endormissement, dans cette phase où ce qui n’est pas encore le rêve s’apprête à le devenir, dans ce monde parallèle fait du vol de guêpes des pensées vagues, de poussières mal formulées d’idées qui dansent, de brins de paille s’incrustant aux remugles d’étable de nos fantasmes mous, bref pour le dire simplement (!) dans cet entre-deux hypnagogique qui précède nos parenthèses rationnelles, il se régale du bruit de fond maintenu de la cœnesthésie (sentiment d’exister par convergence de sensations internes non explicitables qui peuvent relever aussi de la crise ou du malaise). Il trouve d’ailleurs les différents moi qu’il sent en lui plutôt coalescents que coalisés (et comme on le comprend!), et se perçoit alors - nous allions le lui suggérer - comme au fond l’ichnographie (architecture: section plane horizontale d’un bâtiment; globalement: description d’une empreinte ...) de toutes ces silhouettes qui le traversent. Vraiment délicieux Serres, toujours sans façon, direct dans son vocabulaire limpide, précis et, accessoirement, modeste!

Etc. On en sort amusé (?). En sort-on enrichi?

Un autre, et qui m’a plus récemment agacé les dents mais à qui Michel Serres doit son exhumation des profondeurs de mes actes manqués pour cause d’agacement frère, c’est l’étonnant Quignard, Pascal de son prénom. J’y ai déjà fait allusion; c’est au détour d’un séminaire chez Antoine Compagnon que je me suis retrouvé à lire Le sexe et l’effroi. Si j’étais encore potache, je dirais que Quignard, c’est le Père Emptoire! On ne le discute pas! Du sexe grec et latin et des effrois qu’il procura, non seulement Quignard sait toutes les circonstances et nous les rend visibles dans les certitudes d’une érudition étonnante et incontestable, mais encore il y était! Et nous avons tous les détails quasiment de première main, assénés dans la rectitude acérée d’un style qui interdit la contestation, tant c’est ainsi parce qu’il n’est pas question que ce soit autrement.

Certes on apprend beaucoup et les citations sont indiscutables et Quignard n’hésite pas à retraduire les passages latins ou grecs qu’il utilise puisque voilà un homme qui lit et comprend la langue. C’était d’ailleurs cela qui m’avait retenu, Compagnon soulignant la beauté de la traduction restituée des lettres de Pline le jeune à Tacite lors du drame du 24 août 79 et de l’ensevelissement de Pompéi, Herculanum et Stabies sous les cendres du Vésuve.
Néanmoins il abuse un peu de ses facilités et du coup il les affadit, redoublant en version originale de tranquilles banalités, disant ici: un livre de Tite-Live, et puis parenthésant (librum Titi Livi), disant là: mes fenêtres restent fermées et puis parenthésant (clausæ fenestræ manent) ... Mais ce sont des détails.

L’agacement vient souvent avec la sentence. Car Quignard est un sentencieux. Il avance en prononçant des oracles et ne connaît que la forme affirmative, impérativement affirmative. Cet homme ignore le doute. Et dans le lot des vérités assénées, isolée en son genre, sur la fin, on voit émerger soudain une étrange incidente sur le septième art dont je n’ai pas totalement démêlé la part qu’y tient “l’hénaurme”. Voici le long et surprenant passage:

“Un but toujours ambivalent fut assigné par les Anciens à l’art: un mixte de beauté (grec kallos, latin pulchritudino) et de domination ou de grandeur (grec megethos, latin majestas). Les Anciens reprochaient à Polyclète de manquer de pondus (de gravité): trop de beauté et pas assez de pondus. Le latin pondus traduit le grec semnon. Majesté, dignité, lenteur, grandeur, tels sont les attributs des dieux ou de ceux qui portent dans leur corps le pouvoir. Telle est la pesanteur éthique qui doit s’allier à la fascination esthétique. Un court-circuit de pulchritudino et de majestas. Racine, reprenant Tacite, disait qu’il était en quête d’une ‘tristesse majestueuse’. Aulu-Gelle précisait ‘une tristesse majestueuse sans humilité ni cruauté mais pleine d’effroi, de crainte révérencieuse’ (neque humilis neque atrocis sed reverendæ cujusdam tristitiæ dignitate). C’est le voltum antiquo rigore de Pline: l’antique rigidité sexuelle des corps et des visages. Érudits acharnés, les acteurs américains de Hollywood étudièrent avec soin les livres de Varron, de Quintilien et de Vitruve. John Wayne pose les pieds sur la ligne orthographia de l’écran surélevé avant qu’il soit là; il ne précède jamais mais arrive toujours avec ce retard imperceptible à quoi on reconnaît qu’il y a épiphanie d’un dieu; il parle après s’être mû; il demeure impassible. On ne dit pas : ‘John Wayne joue’. On dit: ‘John Wayne corrige Polyclète’. "

Passage assez délirant. Je l’ai donné en entier parce qu’il est aussi caractéristique du style de Quignard dans ce petit livre, mélangeant dans la même phrase, comme on l’entend souvent faire aux algériens quand ils parlent entre eux (et aux philosophes quand, ce qui est fréquent, ils n’ont à écrire que des banalités, et donc, les ayant énoncées, les recopient, mais en allemand, se confortant de les avoir piquées chez quelque glorieux et non moins boursouflé qu’eux collègue d’Outre-Rhin) deux langues en quelque sorte maternelles, le français et l’arabe dans le second cas, le français et le latin dans le premier, emballement naturel chez les uns et - doublant ce qu’on peut concevoir comme un souci de précision savante - reste de jonglerie pédante chez l’autre. On peut sourire à l’anachronisme de l’imparfait dans “Aulu-Gelle précisait " là où la logique et Racine attendraient un “Aulu-Gelle avait précisé par avance” exigé par quinze siècles d’antériorité. Mais surtout, on ne peut que s’interroger sur “l’érudition acharnée” des vedettes hollywoodiennes! Découvrir John Wayne et alii en lecteurs éclairés de Varron (Ah! Les satires Ménippées! Le livre de chevet, je suppose, du grand John), Quintilien (maître de rhétorique chez qui on voit mal, pour tout dire, quelles leçons ils y ont trouvées) et Vitruve, spécialiste de l’architecture hellénistique et par la même, on le devine, d’un conseil particulièrement fructueux dans l’art de rester dans le champ de la caméra, oui, découvrir cela est un choc! Pourquoi ces trois références et pas d’autres? Un encyclopédiste, un rhétoricien, un architecte... Conception quignardesque du septième art? Scénario construit et documenté, art du dialogue, science des cadrages? Ou plutôt dérapage d’un soir de libation avec reprise entre deux vins du manuscrit en cours? Très étrange. Comme si Quignard avait introduit un morceau à la Marx Brothers pour juger, sur les réactions, de l’exhaustivité des lectures de la critique ....
Peut-être faut-il rappeler au passage que Polyclète est un sculpteur grec du siècle de Périclès, le V° avant J.C., célèbre pour ses athlètes en bronze, contemporain de Phidias à qui il a été comparé, et auteur de canons de représentation (sept têtes dans la hauteur du corps p.ex.).
Peut-être aussi préciser que la ligne orthographia semble être cette estrade théorique virtuelle définissant dans le plan de l’écran (du tableau de peinture) le positionnement optimal du sujet à valoriser (indication fournie, là, sous toutes réserves).

C’est vrai qu’il y a de tout dans ce travail de Quignard, et des choses fort intéressantes, même si on peut trouver marginale la question de savoir qui, des juifs et des romains, a inventé le caleçon, qu’on nous nomme: subligaculum. Genèse en main (IX, 23), son origine judaïque serait malédictrice et mortelle à travers Cham, dont le destin tourna pour avoir vu pendre au bas du ventre de son père Noé endormi, les virilia patris et la mentula dans son repos. Romaine, son origine ne serait que mélancolique et effrayée, preuve en étant que dès la République, Cicéron, consul, prônait le port du subligaculum sous la toge. Sacré Quignard! Il adore les informations de détail: Le feu couve sous la langue. Gaude mihi (Réjouis-moi) devint Godemiché et n’hésite pas à nous livrer des informations déstabilisantes: Il y a un mot de Septumius énigmatique et terrible: Amat qui scribet, pædicatur qui leget (Celui qui écrit sodomise. Celui qui lit est sodomisé). Diable! J’ajouterai que ledit Septumius me reste aussi énigmatique que sa maxime et que je ne l’ai pas localisé. Hapax (exemple unique) quignardien?

Etc. Il y a de tout là dedans et ma foi, la lecture n’en est pas dépourvue d’intérêt. On révise. Les relations d’Antoine avec l’autre sexe, avec Fulvie, qui mourra du chagrin que lui causa son infortune pour cause de nez de Cléopâtre, avant que veuf, mais toujours amant, il n’épouse Octavie, s’étant arrangé au passage pour faire deux enfants à la première, trois dont des jumeaux à la seconde - qui avait déjà connu la maternité par César - et de nouveau deux à la troisième, ces relations sont compliquées et justifient des mises au point. Je l’ai dit, on révise... Et puis Quignard est là quand la même Fulvie qui, bien que trompée, a pris le parti d’Antoine, quand Fulvie donc va voir Octave avant le déclenchement de la guerre de Pérouse et le somme: Aut futue aut pugnemus !(Ou tu me baises ou c’est la guerre!). Il a tout vu, tout noté, Quignard, et on en profite! Le choix est toujours le même, philosophe-t-il, et toujours le plus simple qui soit: Venus ou Mars.

Que saurait-on aujourd’hui des pratiques sexuelles de nos gréco-romains sans lui? Mais j’ai sans doute tort de me moquer.
Ce petit livre est en fait une mine et je ne regrette pas de l’avoir lu, même s’il fait de tous ces grecs que nous avons tant aimés et de tous ces romains que nous avons tant admirés des priapes furieux, des sodomistes échevelés, des obsédés sexuels et, comme Pompéi redécouverte sous les cendres du Vésuve, exhume une Rome inconnue miraculeusement conservée sous les flots solidifiés du sperme d’éjaculations sans fin.

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