GONCOURT 2022
Vivre vite (Brigitte Giraud) et Le mage du Kremlin (Giuliano da Empoli) étaient au pied du sapin. Finalistes du Goncourt de l'année, la victoire allant au premier après quatorze tours de scrutin, grâce à la voix prépondérante du président du jury (Didier Decoin).
Le second ouvrage se vend d'ores et déjà mieux que le premier, que l'attribution du prix ne semble pas paradoxalement avoir dopé, et bénéficie d'une bien meilleure réception critique. Petite chose versus grand livre, lit-on ...
Le destin nous tend sa lorgnette dans le premier cas, l'ambition d'un certain décryptage géopolitique souffle à travers une trajectoire individuelle dans le second. On peut comparer les quatrièmes de couverture :
Il est bien difficile, à partir de ces quelques lignes, de ne pas adhérer à l'étonnement de ceux pour qui le couronnement de Vivre vite a relevé de l'injustice ou de l'erreur. Comment ce petit sujet privé pourrait-il faire de l'ombre à la gouvernance de l'immense Russie?
C'est oublier qu'il s'agit de livres.
Dans son deuil ressassé, Brigitte Giraud touche juste en listant tous ces si qui construisent nos trajectoires minuscules et individuellement essentielles. Qu'en aurait-il été si? L'histoire du grain de sable qui fait dévier le convoi. Le ressort a déjà servi, chez Paul Guimard au moins deux fois, très explicitement (L'ironie du sort) ou plus discrètement (Les choses de la vie). Il est à l'oeuvre dans Le tourbillon de la vie (Olivier Treiner) actuellement à l'écran. Il resservira. Mais là où je renvoie à des fictions, Brigitte Giraud décortique le réel, le puzzle qu'à l'évidence elle ne cesse obsessionnellement de démonter et de remonter depuis plus de vingt ans et dont l'image finale recompose l'hébétude du fait brut, la mort de l'autre.
Recomposition modeste, mais obstinée, sans pathos, qui détaille, qui décrit, qui s'interroge, qui ne peut, car il n'y en a pas, fournir de réponse, mais qui informe. C'est une narration qui nous prend à témoin. Voici comment cela s'est passé, ce que j'en ai su, ce que je n'en ai pas su, nous dit-elle, et au fond, si je vous en parle, c'est qu'il faut bien se résoudre un jour, si l'on veut continuer, à tourner la page, terrible cruauté du vivant. Et donc, avant de la tourner, s'assurer que l'on a tout dit.
Rien de tel, chez Da Empoli. Rien de tel et peu de sincère. L'auteur a visé haut mais l'ampleur de l'ambition est à la merci de la réalité des moyens. Ils ne sont pas là. Le sujet était pour Emmanuel Carrère. Il suffit pour s'en convaincre d'avoir lu son Limonov. Le récit ne décolle pas. La visée géopolitique prête ici ou là le flanc à la grandiloquence, rien de clairement dessiné ne sort d'allusions - dont on se demande si elles sont fascinées ou ironiques - à la profondeur des vues poutiniennes, aucun élément précis ne donne du contenu à la montée en puissance du conseiller-narrateur central avec qui on navigue dans l'affirmatif sans preuve tandis qu'il se prête des qualités d'analyse sans égales, capable qu'il est de tout comprendre et de tout expliquer, sans qu'au fond nous pénétrions en quelque façon l'essence des sujets traités. Accréditant (ou le prétendant ?) le discours, on voit passer des noms qui ont fait la Une des journaux, Mikaïl Khodorkovski, Boris Berezovsky, Limonov (justement), Alexandre Zaldostanov (le chef des Loups de la nuit, biker ici mythifié dans une veine très journalistique) qui interviennent pour des échanges qu'on sous-entend profonds et qui ne sont qu'assez ennuyeux. Et puis, en rebondissements épisodiques, une soi-disant extraordinaire histoire d'amour articulée sur la figure stéréotypée d'une Ksenia affadissant tous les qualificatifs dans une hypertrophie de roman-photo. Il est bien possible que la réalité dépasse la fiction, mais la fiction ici n'a pas d'épaisseur. Le roman frôle nous dit-on l'enquête, et Vadim Baranov serait suffisamment Vladislav Sourkov, grand stratège répértorié de Vladimir Poutine, pour que l'affaire soit à prendre au sérieux et la narration pleine d'enseignements décisifs sur le dessous de maintes cartes. Mais le dispositif ne fonctionne pas. La cible est ratée. Reste un objet littérairement un peu filandreux auquel on préfèrera dans une perspective informative une bonne analyse spécialisée.