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AutreMonde
15 septembre 2009

Quelques pages ...

Guignol’s band I et II (Céline) – D’autres vies que la mienne (Emmanuel Carrère)

 

 

Sacré  Céline ! Il faut quand même y arriver ! Car on en sort rincé, du Louis-Ferdinand, hoquetant, vaguement hagard, à ne plus savoir ni qu’écrire, ni écrire … Sauf cela, qui surnage : les trois points !

Il faudra que je relise Le Voyage, et puis Mort à crédit. C’est loin. Une quarantaine d’années sans doute. On oublie. Ç’était quand même plus structuré, plus linéaire, plus fluide, dans mon peu fiable souvenir. Là : Guignol’s band I et II. Le II  s’appelait autrefois Le pont de Londres. J’ai dû acheter il n’y a pas si longtemps, en 2007 ou 2008, l’édition Folio Gallimard révisée et regroupée, après avoir lu le Céline de Philippe Muray. Lu et oublié. Pas très cohérente, ma démarche.  Sauf  que Muray portait me semble-t-il aux nues  Guignol’s band, justement.

 

721 pages. Ça fait quand même un pavé. Et pas continûment digeste. Mais enfin, puisque c’était dit… Aller jusqu’au bout, tenir, ça fait en soi une motivation. Dans un Londres qui vacille sous les bombardements des Zeppelins de la première guerre mondiale, le capharnaüm onirique des tribulations hallucinées d’un Ferdinand semi-autobiographique se déploie au travers d’une logorrhée ininterrompue et parfois usante. Si l’on ne procède que par sondage, ou carottage, le souffle stupéfie. Au long cours … La langue, plus que l’histoire, est l’objet du récit. Une sorte de ratiocination répétitive, comme un repliement sur des névroses qu’on traite par expectoration lexicale,  par ressassement explosif de poursuites  et d’échanges d’horions dantesques au milieu des docks, des prostituées et des maquereaux, marmite interlope où Ferdinand s’immerge, encombré d’un faux chinois mythomane, dans un amour fou pour une Lolita rieuse et décervelée. C’est prodigieux, invraisemblable et … lessivant. Aux pires moments, c’est le marteau du philosophe : on aime, tant ça fait du bien quand ça s’arrête. Des morceaux d’anthologie aussi, plus calmes, plus sereins, comme ce long couplet à la gloire de l’hospitalité crapuleuse :

 

« Je connaissais les goûts de sa cuisine … le casse-croûte client, le bouillon  croque au sel, pickles,  gras double. Y avait de tout dans son arrière‑tôle,  de l'autre côté de la courette.

 

On a été voir sa tambouille,  sa charcuterie,  sandwiches, hot-dogs, l'irish  stew à la mijote…

 

On a fait tous nos compliments, et sincères, et l'eau à la bouche. On a goûté avec honneur.

 

Fumier mais pas chien Prospero, toute latitude aux amis. C'était habituel à l'époque, largesse, table ouverte. Pot entamé, pot fini. La table aux hommes et mort aux vaches. De la noblesse dans un sens. Jamais de questions. Je serais mort  vingt‑cinq fois sur le tas de clape et cloche, hors les maquereaux de la Saint‑Jean, la poigne à pic!  C'est bien la justice  que je leur rends à trente ans et mèche de distance, du geste large. J'aurais bu la tasse et lurette,  je ferais pas l'écrivain  aujourd'hui,  sentimental,  si je les avais pas trouvés là,  cordiaux et tout. Ça serait dommage. Je me serais fait prendre par le brouillard, toussé la suite. C'est à leur crochet que j'ai tenu des passes et des passes. C'était au petit bonheur la table en ce temps‑là, on regardait pas à une assiette, au Leicester par exemple, c'était du service perpé­tuel, du matin au soir. Pas de chichis  pour quinze vingt couverts de plus  ou moins… Toujours des bonshommes qu'arrivaient,  sur les midi, à la franquette, on ne sait d'où, frimands les crocs longs comme ça ... des cousins de filles,  de la relation,  un vague hareng, un rescapé, un book, un cave, la manucure, et puis même la nuit à souper, un amuseur,  le marchand de bas, le client de la sœur, deux trois gueules saoules qui s'endormaient à même la nappe, et les tapins entre deux passes, à la sauvette, au saucisson, le coup du pouce. Du haut Soho à Tilbury,  de l'Albert  Gate au Lei­cester, dans tous les garnos du milieu  ça chômait jamais la tambouille. Si ça défilait les gigots, les poulardes, les jam­bons Chester! Jamais un chichi pour la clape . Tout ce qu'il y a de meilleure  qualité! Faut voir aussi ce climat!  de la torture comme appétit, des fringales  à bouffer du chien. Les femmes des heures comme ça dehors, à circuler dans le gel de brume, elles rentraient  pâles, blêmes, mortes de faim. Fallait   de la cuisine. Nous rien  qu'à promener dans l’humide on avait déjà le vertige. Il a très bien compris Prosper, on a fait fête à ses saucisses et puis aux rillettes  en moutarde. »

 

Quand même, livre refermé : chapeau l’artiste !

 

Emmanuel Carrère. J’avais rien pour, j’avais rien contre. C’est ma belle-fille de la cuisse gauche qui m’alimente, sur le sujet. Elle m’avait déjà fait lire Roman russe. J’avais assez aimé ; enfin, ça ne m’avait pas déplu. Là, lecture apportée fin juillet, elle m’a amené D’autres vies que la mienne. J’avais lu quelques papiers dessus. Je n’y serais pas allé sans elle. J’aurais perdu une occasion de m’informer sur les livres-dont-on-cause ( !), mais je n’aurais pas raté grand-chose sur le plan littéraire. C’est un mélo journalistique et assez sirupeux, par ailleurs plutôt bien maîtrisé. Catégorie : ‘‘Tout le monde il est « trop beau » (!)’’ ou ‘‘Clichés empilés’’. Deux drames intimes et dans chaque cas, hasards de la vie, Carrère en premier témoin : « Quelqu’un m’a dit alors : tu es écrivain, pourquoi n’écris-tu pas [ces] histoire[s] ? ». Il a sorti le violon de l’étui.

Le tsunami de l’automne 2003 au Sri Lanka ? Il y est, Carrère, et la petite Juliette, fille d’un couple de touristes français récemment rencontrés dans le même hôtel où il séjourne avec sa compagne, Hélène, y  laisse la vie. 144 pages.

Hélène a une sœur, Juliette. Même prénom. La main du destin ? Elle est jeune, elle est brillante, elle est juriste, elle a un cancer. Et elle en meurt. 151 pages.

Plus un bref épilogue. Sulpicien.

Ces histoires sont tragiques. Ces vies sont dévastées. J’ai vu, dans mes proches, deux personnes lire  ce livre. Et pleurer.

Pourtant, de notations dramatiques en portraits mythifiés, de circonstances exceptionnelles en comportements à l’héroïsme ou à la grandeur inouïs, je n’ai pu adhérer à ce que je ne lisais que comme une sorte de fiction gnangnan, peuplée de belles personnes alliant la grâce physique à l’élégance  morale, poussant l’investissement professionnel au désintéressement absolu, altruistes à vous désespérer, pas une ride au corps, pas une ride à l’âme, traversant en un chant d’amour le champ de ruines de leurs existences déchirées.

Car tout le monde, là-dedans est admirable. Existe-t-il ainsi, au sein du vaste monde, de ses malheurs et de ses turpitudes,  des microcosmes  si parfaits ? Carrère en tous les cas l’affirme, il en existe, il en a rencontré.

Quelques remarques de détail ?

Une petite provocation bourgeoise pour glorifier les amours éternelles : « … si nous traversons la vie ensemble (…) [je]  nous imagine [revoyant] nos corps d’autrefois, fermes, vigoureux, déliés, Hélène d’une main tavelée saisissant ma vieille bite qui la sert fidèlement depuis trente ans, et cette image tout à coup me bouleverse. » Effectivement. Rien que d’y penser, j’en ai personnellement la chair de poule !

Tom et Ruth sont jeunes, à l’orée de leur relation. Ruth a cru Tom disparu dans la vague et Ruth ne sait plus vivre. Et puis malgré le temps qui passe on se renseigne, de centre d’accueil en hôpital, encore et encore:  « Le numéro composé, Hélène tend le téléphone à Ruth, qui le prend. On a dû décrocher, loin. Elle dit : ‘‘it’s  me’’. (…) elle pleure, elle rit, elle nous dit : ‘‘he is alive’’. Pour nous, c’est comme d’assister à une résurrection. » Cette version roman de gare, elle me renvoie - l’âge aidant ? - à quelque songerie. Elle ne sait pas encore Ruth - qui sait ? - que sa chance d’une autre vie vient peut-être de tourner.

Le chagrin noyé dans l’alcool au mépris de l’estime de soi, un poncif comme je les déteste. On n’y échappe pas : « Dans le terminal de l’aéroport , Jérome la force tranquille [rien ne nous est épargné, pas même cette appellation ridicule] était devenu à l’aube une espèce de punk ricanant, aux yeux injectés de sang, qui provoquait les autres passagers et, si quelqu’un mouftait, lui crachait à la gueule : ma fille est morte, Ducon, ça te va ? »

Il n’est pas d’agonie générique, ni de deuil. Et quand Carrère, catégorie Tire-larmes,  déroule les plis de son lénifiant témoignage, comment savoir s’il est dans le piège du ridicule ou si, me projetant dans une situation que je suis, par construction, incapable de comprendre, je me livre à une critique odieuse ? La mort de Juliette à l’hôpital, dans les bras de son mari Patrice, ce sont exactement les derniers plans du mélodrame qui fit tant pour la carrière d’Ali MacGraw et de Ryan O’Neal, le film Love story de Arthur Hiller, sorti en 1971, sur un scénario d’Erich Segal. Tout y est.

Et je n’ai rien reconnu qui relevât de mes gouffres personnels. Problème général je crois. Le témoin, voyeur d’un spectacle qui le dépasse, ne peut pas rendre compte de l’intime vécu devant lui et qu’il met en images. Sait-il la part de mise en scène à son intention que la convention impose à l’instinct vital, quand l’un meurt, mais que l’autre veut survivre, et que survivre, dans ces cas-là, c’est être un égoïsme en marche et qui refuse qu’on rompe son élan et qui joue en général le jeu du paraître pour ne pas obérer la suite. Où est la vérité ?

 

Autre incompréhension : Etienne doit se faire amputer. Cancer du péroné. Etienne est avec  Aurélie depuis deux ans. Aurélie restera-t-elle avec un homme un peu raccourci ? Angoisse. Et soudain (et du coup ?) avant de passer sur le billard, comme on enterre sa vie de garçon, il s’autorise un curieux extra (« Il s’est passé une chose étrange… »), Etienne, un sauna homo. Avec malgré tout quelques questions existentielles de poids, ensuite : « Est-ce qu’il  a sucé, est-ce qu’il s’est  fait sucer ? Est-ce qu’il a enculé, est-ce qu’il s’est fait enculer ? » On est effectivement saisi par l’âpreté du questionnement. Et comment ne pas compatir à cette impuissance mémorielle, à cette lacune dans le fil du récit d’initiation qu’il aurait pu – pourquoi pas – raconter plus tard à ses petits-enfants. Car : « Tout cela, le cœur de la scène, s’est effacé de sa mémoire ». Il y en a qui n’ont décidément pas de chance.

 

Envie de dire : Etc. Rien ne passe. Je ne suis pas parvenu à adhérer à la narration. Pas parvenu à croire à l’épaisseur des personnages. Pas parvenu à ne pas rire de quelques aphorismes fort improbables. Ainsi : « On peut aimer travailler avec quelqu’un comme on aime faire l’amour avec quelqu’un.. ». On dirait un sujet du Bac, non ? Commenter et développer. Je sentais bien quelque chose comme ça quand Arlette lançait: « Travailleurs, travailleuses… ».

 

On peut, je crois, sauver quelques pages, celles  où Carrère se livre à la présentation juridique enlevée, talentueuse, distanciée, pédagogique et, là, passionnante d’un arrêt - commenté dans une revue spécialisée – de la Cour  de Justice des Communautés européennes qui ouvre d’inattendus espoirs aux ménages surendettés ! Réellement, une pépite.

 

On ne sort du roman de gare qu’une fois, une brève fois, sur un court échange. Etienne visite Juliette à l’hôpital. Etienne, c’est le collègue fusionnel, l’ami. Elle a peur de la mort qui approche. Et elle a peur à cause de ses filles, à cause des petites. Elle l’exprime : « L’idée de les laisser me fait horreur. Tu comprends ? ». Et le retour est d’une étonnante rugosité :

« … il a dit : ‘‘si tu meurs, elles n’en mourront pas’’.

 

‘‘Ce n’est pas possible. Elles ont trop besoin de moi. Personne ne les aimera jamais autant que moi.’’

 

‘‘Qu’est-ce que tu en sais ? Tu es bien prétentieuse. J’espère que tu ne vas pas mourir maintenant mais si tu dois, il va falloir que tu travailles, pas seulement à te dire, mais à penser vraiment : leur vie ne s’arrêtera pas avec  moi. Même sans moi, elles pourront être heureuses. C’est du boulot.’’ »

 

Dur, très dur, mais juste. Très juste. Une fois.

 

Sur la fin, on nous chante un peu Brel : Les vieux amants.

« Bien sûr, je me doute que s’il nous [Carrère et Hélène] est accordé de durer il y aura des crises, des passages à vide, des orages [voilà le grand Jacques : ‘‘ Bien sûr nous eûmes des orages’’], que le désir s’usera et ira voir ailleurs  [et Brel : ‘‘ Il faut bien que le corps exulte’’] mais je crois que nous tiendrons, que l’un de nous deux fermera les yeux de l’autre. Rien en tout cas ne me paraît plus désirable. »

Aurai-je la cruauté de démarquer ici Bedos : ‘‘Et quand l’un de nous deux mourra … je lui fermerai les yeux ?’’ … tout en conservant le dès lors terrible : Rien en tout cas ne me paraît plus désirable.

 

 

D’autres vies que la mienne ? Peut-on vraiment les raconter ? Quant à la sienne … on ment. Toujours.

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