Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
AutreMonde
18 mai 2007

Sylvie (V): via “Contre Sainte-Beuve”...

Arrivons-y. C’est l’article “Gérard de Nerval” du Contre Sainte-Beuve qui m’a incité entre autres à relire Sylvie. Car c’est autour de Sylvie qu’il s’articule, y trouvant matière à dénoncer un contresens contemporain qui l’irrite: “Il est convenu aujourd’hui que Gérard de Nerval était un écrivain du XVIII° siècle attardé et que le romantisme n’influença pas un pur Gaulois, traditionnel et local, qui a donné dans Sylvie une peinture naïve et fine de la vie française idéalisée”. Pour Proust, rien n’est plus faux!

Très loin de ce cliché, qu’il reproche à Jules Lemaître de conforter dans son Racine, il veut relire Sylvie comme le produit - utilisons le mot savant - d’une hypnagogie, c’est-à-dire comme le fruit de cet entre-deux où la conscience, cherchant le sommeil, perd la complète maîtrise d’elle-même et ouvre la porte à l’illogisme du rêve en puisant dans un matériau mémoriel aux structures distendues, comme d’ailleurs le narrateur de Sylvie l’installe explicitement: “Plongé dans une demi-somnolence (...) cet état, où l’esprit résiste encore aux bizarres combinaisons du songe, permet de voir se presser en quelques minutes les tableaux les plus saillants d’une longue période de la vie”. Proust va d’ailleurs plus loin, arguant de la folie naissante chez Nerval, une folie dans laquelle il veut voir “le développement de son originalité littéraire dans ce qu’elle a d’essentiel”, jusqu’à affirmer: “... et si intelligent qu’on soit, comme Lemaître, quand on cite [Sylvie] comme un modèle de grâce mesurée, on erre. C’est un modèle de hantise maladive ...”.

C’est au fond la thèse constante et continue de l’article: Sylvie est une projection rêvée, un rêve ou même “le rêve d’un rêve”, nous y sommes transportés dans une irréalité qu’écarte l’état de veille complète, “comme si l’intelligence n’avait pas la permission de [la] voir”,“les êtres eux-mêmes [qu’on y rencontre] sont des rêves”, avec, pour étayer l’affirmation, une de ces citations étonnamment approximatives dont Proust est coutumier, choquante ici tant elle dégrade de beaux vers:

“Une femme que dans une autre existence peut-être
J’ai vue et dont je me souviens ...”
... là où Nerval écrivait (Fantaisie) :

[Puis une dame, à sa haute fenêtre
Blonde aux yeux noirs en ses habits anciens]
Que dans une autre existence peut-être
J’ai déjà vue et dont je me souviens.

Intéressant de constater à quel point Proust a l’enthousiasme plein d’à-peu-près. Car un peu plus loin il s’enchante de “La divine matinée, la visite à la grand-mère de Sylvie ...”, alors que le narrateur et Sylvie sont en chemin, mais sur l’annonce: “Nous irons voir ma grand’tante à Othys”. Même chose quand revenant sur la citation déjà boiteuse de Nerval il réinsère dans son propos: “... comme une femme des vers que nous citions: Que dans une autre existence j’ai connue et dont je me souviens”.

Étonnant? Oui, non .... Oui tant on attendrait de Proust plus de respect - je pense aux vers - d’une musicalité à laquelle il ne peut pas être insensible, non si on prend en compte les développements qu’il donne dans le texte à l’affirmation de la vanité de la forme quand elle n’entre pas en résonance avec de “l’indéfinissable”, un “quelque chose de plus”, “... comme il y a dans le fait d’être amoureux quelque chose de plus que l’admiration esthétique et de goût”, allant jusqu’à soutenir: “On peut penser sans trouble à l’admirable Villéquier d’Hugo (...). On frissonne quand on a lu dans un indicateur de chemin de fer le nom de Pontarmé”, distinguant ce qu’on fait “avec l’intelligence (...) comme Victor Hugo, comme Hérédia, dans le vide” - cruelle accusation, plus pertinente me semble-t-il pour Hérédia que pour Hugo - et ce qui permet d’empreindre “un pays de cette atmosphère de rêve que Gérard a laissée en Valois, parce que c’est bien de son rêve qu’il l’a tirée”.

L’indéfinissable, l’inexprimable, l’atmosphère, la couleur, voilà le registre où se cantonne Proust pour évoquer Nerval, un texte qui agit à la façon d’un charme, dont on ne peut au fond rien dire, sinon qu’il nous a plu et qu’il s’est pour nous, tout en perdant ses contours, nimbé de couleurs ... “tout compte fait, il n’y a que l’inexprimable, que ce qu’on croyait ne pas réussir à faire entrer dans un livre qui y reste. C’est quelque chose de vague et d’obsédant comme le souvenir. C’est une atmosphère. L’atmosphère bleuâtre et pourprée de Sylvie”. On est tenté de dire: etc.

Oui, curieuse chronique proustienne ici, et qui n’épuise rien, et qui clame Nerval incompris et Sylvie chef-d’œuvre sans guère aller au delà de l’acte de foi : Vous n’avez rien compris, c’est bien plus compliqué. Et on se prend de l’envie de lui prêter une paraphrase de Cyrano chez Rostand: Et puis c’est bien plus beau quand c’est inexpliqué!

Sylvie, c’est un élan qui rencontre le sien, ce sont des moments qui disent quelque chose que justement on ne sait comment dire, ce sont des mots mais pour construire un au-delà des mots, avec “le charme du rêve qui les isole dans notre souvenir comme une grotte merveilleuse, magique et multicolore dans son atmosphère spéciale”, et l’on repense à El desdichado (J’ai rêvé dans la grotte où nage la sirène ...) et de nouveau: etc.

Lecture qui finalement se situe entièrement à rebours de mes pesantes notices de pédant de collège (Sylvie I à IV) voulant donner du sens à des références qui ne sont que du son, que bruissement de souvenirs, qu’effluves passés, couleurs d’automne ou velours violacé de philosophies allusives et d’amours lointaines, seulement évocables pour napper le paysage, pour enchâsser des impressions de regrets vagues et la douceur d’évocations attendries ....

Épuisement des commentaires. On lit. On entre en empathie. Qu’ajouter?, tout est dit. On reste à l’extérieur? Nulle envie d’en parler. Passer à autre chose. Ou alors des détails, on ratiocine un peu, on s’agace. À l’aller: “En quatre heures, me dis-je, je puis arriver au bal de Loisy”. Au retour: “À Paris! La voiture met cinq heures”. Embarras de circulation?
On peut noter un casse-croûte paysan, dix heures du matin: une tranche de lard frite avec des œufs, du lait, du pain bis, des fraises, du sucre, des groseilles, des cerises. Bon appétit jeunes gens!
On peut s’interroger sur la joliesse de Sylvie, sa beauté athénienne, ses traits réguliers et placides. Placides? Est-ce bien élogieux?
On peut s’amuser d’une fascination pour les lignées et leur dernier représentant, réel ou supposé. Après Louis VI-Henri, dernier des Condé (cf. Sylvie I), voici le petit chien empaillé dans la maison de l’oncle, “le dernier carlin peut-être, car il appartenait à cette race perdue”. Nulle trace pourtant de cette fin de race et le carlin, aujourd’hui comme hier, se porte comme un charme! Importé de Chine en Hollande vers le XVI° siècle, puis fixé en Angleterre, ce petit chien, dont la face camuse se pare d’un noir profond tranchant sur un pelage partout ailleurs fort clair, doit son nom à Carlino, acteur italien qui interpréta le rôle d’Arlequin sur toutes les grandes places d’Europe, un masque noir sur la figure. Il ne semble en cinq siècles jamais avoir été menacé, sauf par maître interposé: Nerval assimilerait-il le destin de Mohiloff à celui de Louis-Antoine, son propriétaire, et duc d’Enghien (cf. Sylvie IV)?
On note des sujets de réflexion, pédagogiques et adolescents: “... un amour impossible et vague, source de pensées douloureuses que la philosophie de collège était impuissante à calmer”.
On s’amuse d’un accès de modestie épistolaire: “Les jours suivants, j’écrivis les lettres les plus tendres, les plus belles que sans doute elle eût jamais reçues”.
Bref on est insolent, mauvais esprit, potache et - Proust avait raison - on n’a donc rien compris!

On note aussi, on note enfin, mais là sans plaisanter, une construction fort savante d’emboîtements temporels, au long des XIV chapitres, qui a fait dire à Proust: “... on est obligé à tout moment de tourner les pages qui précèdent pour voir où on se trouve, si c’est présent ou rappel du passé”.
En réponse, on peut donner à tout hasard une rapide chronologie narrative. Nerval écrit un souvenir, et qui va en susciter d’autres. Le temps de l’écriture est le niveau 0.
Le temps du souvenir principal est le niveau -1.
Les emboîtements iront jusqu’au niveau -4.

Chapitre I : Nuit Perdue. Niveau -1.
Chapitre II. Adrienne. Endormissement au niveau -1 donnant accès à des souvenirs de niveau -4
Chapitre III. Résolution. Retour conscient au niveau -1 et décision de partir sur les lieux du niveau -4
Chapitre IV. Un voyage à Cythère. En chemin, remontée de souvenirs de niveau -3.
Chapitre V. Le village. Développement des souvenirs de niveau -3.
Chapitre VI. Othys. Même chose, poursuite du thème.
Chapitre VII. Châalis. Retour au niveau -1. Le terme du voyage (cf. Résolution) approche et remontent alors des souvenirs de niveau -2.
Chapitre VIII. Le bal de Loisy. On est arrivés. Les souvenirs de niveau -1 se déploient
Chapitre IX. Ermenonville. ... se déploient encore.
Chapitre X. Le Grand Frisé. ... et encore.
Chapitre XI. Retour. ... et encore.
Chapitre XII. Le père Dodu. ... et toujours.
Chapitre XIII. Aurélie. Toujours au niveau -1, retour à Paris et esquisse résumée de faits postérieurs mais qui sont connexes: deux mois plus tard, puis, un an plus tard.
Chapitre XIX. Dernier feuillet. Épilogue et nostalgie rêveuse au niveau 0.

Exercice de base à proposer à une classe je suppose, si on lui fait étudier Sylvie.

Et puis? Car il faut bien conclure... Quel sentiment va l’emporter? À quoi sert de lire Sylvie, de l’expliquer, de faire une mise en situation, d’évoquer Proust et ce qu’il en pensait? Est-ce assez mièvre! Mais c’est beau. C’est la narration réussie d’un somptueux ratage. La langue coule mélodieuse. Le charme malgré tout fonctionne. J’ai sans doute eu tort de moquer. On ne se remet pas facilement du Temps Perdu... Nerval pendu à sa poterne, pauvre Nerval, combien il a rêvé....
Proust s’est fait une raison de vivre des obsessions constructives de son génie. Nerval n’était sans doute pas de taille, une marche en dessous. Il émane de ses obscurités fluides et de ses simplicités étonnées les mêmes langueurs de résignation apaisée et au fond satisfaite qui s’inventent dans des souvenirs d’enfance aux énoncés abscons, comme dans cette chanson qui plaît à mes petits-enfants: Château, rivière et jus de pomme, j’aime que ma mère, même si vague et poisson, Château, rivière et jus de pomme, dans mon donjon, je reste grognon.
Mais c’est le réduire à trop peu, et je n’en ai pas su dire assez ....

“Pauvre Adrienne!, concluait-il dans Sylvie, elle est morte au couvent de Saint-S ..., vers 1832”
Pauvre Gérard Labrunie, dit de Nerval, on l’a trouvé pendu, en habit et en chapeau noirs, pantalon gris-vert et guêtres grises, dans l’impasse de la Vieille-Lanterne, un petit matin parisien de janvier 1855. Ses amertumes n’étaient pas feintes.

Publicité
Publicité
Commentaires
AutreMonde
Publicité
Derniers commentaires
Archives
Publicité