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AutreMonde
24 février 2007

Pierre Bayard ou Pierre Esbaillart?

Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?
(Les Éditions de Minuit)

Bayard pour Bayard, c’est à Pierre du Terrail, seigneur de Bayard que l’on pense d’abord. Né à Grenoble vers 1475 et mort en 1524, sur les bords de la Sesia, affluent du Pô, à Romagnano, Italie du Nord, d’un coup d’escopette dans le dos. Sa défense du pont du Garigliano, Italie centrale, en 1503, seul face aux espagnols de Gonzalve de Cordoue contraints par l’étroitesse du passage de ne se présenter de front qu’en petit nombre est dans toutes les mémoires enfantines pour peu que l’instituteur ait su mimer le fait d’armes. Bayard, Le chevalier sans peur et sans reproche .... qui nous sera néanmoins de peu de secours ici.

Car la chronique, aujourd’hui, n’est pas sur ce Bayard là ... et c’est un autre Pierre Bayard, bien actuel, qu’on trouvait dans un petit local annexe de la Librairie Compagnie, mardi 13 / 02, ferraillant par goût du paradoxe et présentant son dernier essai : Comment parler des livres que l’on n’a pas lus? Professeur de littérature et psychanalyste, auteur de plusieurs essais aux titres souvent appétissants (Qui a tué Roger Ackroyd? ou Comment améliorer les œuvres ratées? ... entre autres) et au contenu plutôt roboratif, je n’avais jamais rencontré ce Bayard, Pierre. La cinquantaine assez longiligne et le cheveu noir, il est en train, quand j’arrive, en retard, de rapporter une anecdote de Francis Marmande (dans Le Monde) à propos d’un étudiant, interrogé sur un ouvrage qu’il n’avait à l’évidence jamais ouvert et qui, pressé de questions, avait finalement consenti à avouer qu’il ne l’avait pas lu “personnellement”, arrachant ainsi la moyenne à la mansuétude amusée du jury.

Le petit (162 p.) livre de Pierre Bayard est assez passionnant en même temps que bon manuel de déculpabilisation pour amateur de culture anxieux, l’aidant à mettre à distance ses sottes prétentions à l’exhaustivité et faisant clairement apparaître cette évidence qu’il croyait inacceptable: quel que soit notre effort de lecture, il est exceptionnel que nous puissions affirmer d’un livre que nous l’avons réellement lu. À l’avoir feuilleté, exploré, parcouru, manipulé, regardé, ouvert, nous l’avons surtout oublié et dès lors renvoyé dans cette zone incertaine de notre passé dont seules quelques réminiscences vagues s’attachent à nous persuader que nous l’avons vécue.

Les analyses sont brillantes, les angles d’attaque variés, les références, délicieuses et on se régale à partager avec Valéry ou Montaigne leurs incertitudes de lecture ... Bien sûr, le paradoxe est là et ces livres “non lus” sont les signes patents d’un parcours culturel dense et constamment avide de compréhension globale du flux littéraire, un parcours culturel tout imprégné de livres qui ont été suffisamment lus, approchés, pour installer sur leurs traces lacunaires des outils de pensée et des référentiels assurant la construction stratifiée d’une cérébralité spéculative qui fait de la lecture du monde un enchantement constant d’échos, situations déjà vues, épisodes déjà rencontrés, archétypes ailleurs repérés, il y a chez Balzac un personnage qui, Chateaubriand a écrit quelque part, on rencontre chez Proust, etc.

Et puis, à lire et à suivre Bayard dans ses étonnantes jongleries, une deuxième lecture peu à peu émerge, s’insinue, et qui ne m’est en fait apparue comme possible, marginale mais possible, seconde par rapport à son propos essentiel mais non négligeable, qu’en l’écoutant parler de son livre, ce mardi soir là, à la Librairie. C’est peut-être sa référence à Natsumé Sôseki qui m’en avait été le premier indice, le facteur déclenchant .....
Mais d’abord, un extrait significatif où Bayard introduit un court roman dudit Sôseki (Oreiller d’Herbes):
“... Sôseki nous présente un peintre qui s’est retiré dans les montagnes pour faire le point sur son art. Un jour entre dans la pièce où il travaille la fille de sa logeuse qui, le voyant avec un livre, lui demande ce qu’il est en train de lire. Le peintre lui répond qu’il l’ignore, puisque sa méthode consiste à ouvrir le livre au hasard et à lire la page qui lui tombe sous les yeux sans rien savoir du reste. Devant la surprise de la jeune femme, le peintre lui explique qu’il est pour lui plus intéressant de procéder ainsi: “J’ouvre le livre au hasard comme je tirerais au sort et je lis la page qui me tombe sous les yeux et c’est là ce qui est intéressant”.
La femme lui suggère alors de lui montrer comment il lit, ce qu’il accepte de faire, en lui donnant au fur et à mesure une traduction japonaise du livre anglais qu’il a en main. Il y est question d’un homme et d’une femme dont on ignore tout sinon qu’ils se trouvent sur un bateau à Venise. À la question de sa compagne, désireuse de savoir qui sont ces personnages , le peintre répond qu’il n’en sait rien, puisqu’il n’a pas lu le livre, et qu’il tient précisément à ne pas le savoir:

- Qui sont cet homme et cette femme?
- Moi-même je n’en sais rien. Mais c’est justement pour cela que c’est intéressant. On n’a pas à se soucier de leurs relations jusque là. Tout comme vous et moi qui nous retrouvons ensemble, ce n’est que cet instant qui compte.

Ce qui est important dans un livre lui est extérieur, puisque c’est le moment du discours dont il est le prétexte ou le moyen. Parler d’un livre concerne moins l’espace de ce livre que le temps du discours à son sujet. Ici, la véritable relation ne concerne pas les deux personnages du livre, mais le couple de ses lecteurs. Or ceux-ci pourront d’autant mieux communiquer que le livre les gênera moins et qu’il demeurera un objet plus ambigu”....

Or, si nous ouvrons le livre de Sôseki, le chapitre IX, où Bayard prend l’anecdote, est un long marivaudage dont cette affaire de lecture est le prétexte et le ressort, et où l’on trouve aussi ceci:

“ Puisque je suis peintre, je n’ai pas besoin de lire un roman du début à la fin, jusqu’au bout. Où que je le prenne, ça m’intéresse. Il est aussi intéressant de parler avec vous. J’ai presque envie de bavarder avec vous tous les jours où je séjournerai ici. Si vous voulez, je pourrai tomber amoureux de vous. Ce sera encore plus intéressant. Mais si amoureux que je sois de vous, il n’est nul besoin de vous épouser. Tant qu’on a besoin de tomber amoureux pour se marier, on a besoin de lire un roman du début à la fin....”.

Paragraphe essentiel je crois pour éclairer (réinterpréter?) la thèse de Pierre Bayard. Je passe rapidement sur le fait qu’un tableau saisissant un instant, un moment, il est dans la logique du regard d’un peintre de ne vouloir saisir que des instants, des moments de littérature et pas un projet global.
Et j’en viens à l’essentiel qui est ici formulé sans détour : un livre est une femme et l’on peut donc choisir de l’épouser (de le lire de bout en bout) ou d’en faire une opportunité de circonstance (en l’ouvrant au hasard). Et s’est alors immiscé en moi ce soupçon d’une relecture nécessaire du travail de Bayard, soupçon amené au statut d’évidence par la question d’un auditeur de sa présentation, l’autre mardi, demandant: “Mais comment peut-on aimer un livre que l’on n’a pas lu?”.

Comment? Mais enfin, on peut bien aimer des femmes que l’on n’a pas eues.... Et, de cette réflexion que je me faisais in petto est sortie cette nécessité d’une simple reformulation manifestant qu’en écrivant: “Comment parler des livres que l’on n’a pas lus?”, Pierre Bayard s’est interrogé sur le: “Comment parler des femmes que l’on n’a pas eues?”. Et tout y est... Sa nomenclature, ses catégorisations (LI: livres inconnus; LP: livres parcourus; LE: livre dont on a entendu parler; LO: livres qu’on a oubliés), désormais transparentes en FI: femmes inconnues; FP: femmes parcourues; FE: femmes dont on a entendu parler; FO: femmes oubliées, et dans tous les cas et sur tous livres (donc toutes les femmes) des avis possibles: ++ (avis très positif); + (avis positif); - (avis négatif) et -- (avis très négatif).
Femmes, comme les livres, qui se regardent, sur lesquelles on se renseigne, sur lesquelles on recueille des opinions, des avis, qui ont des réputations, qu’on approche, qu’on caresse en bibliophile, qu’on feuillette en amateur, pour s’informer et le cas échéant, sur lesquelles on s’attarde, qu’on referme, qu’on oublie, qu’on n’est jamais certain , comme d’avoir vraiment lu un livre, de les avoir réellement connues...

Tout y est, sans rien omettre, et surtout pas ce livre intérieur que l’on s’est construit et à travers lequel et à partir duquel on appréhende les livres réels, ce livre intérieur, femme imaginée, femme imaginaire issue d’une attente désespérée et sans fondement, qui laissera Swann, après et par Odette, exsangue: “ Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre!”.

Lecture seconde, sans nul doute, du travail de Bayard, mais lecture probable, n’en fût-il pas conscient. Avec deux arguments encore...

Comment, se nommant Pierre Bayard, échapper à la filiation esquissée par le Villon de la Ballade des Dames du temps jadis :

...Où est la très sage Héloïs,
Pour qui fut châtré et puis moine
Pierre Esbaillart à Saint-Denis ?
Pour son amour eut cette essoine....

On a davantage l’habitude de lire Pierre Abélard ou Pierre Abailard (1079 - 1142), mais enfin Villon atteste de l’assimilation phonétique et comment se remettre (les siècles ne comptent plus) de cette perte d’Héloïse à classer définitivement parmi celles qu’on n’a pas vraiment eues, tant on en a été tôt privé, et à partir de laquelle, plus encore, on n’en pourra plus avoir aucune....

Et comment, davantage peut-être, ne pas sentir, à travers le travail de Pierre Bayard, la fascination, constante chez les littéraires et les littérateurs, de l’inabouti, du partiel entrevu, de l’à peine visible sur lequel, savante sciagraphie, échafauder toute une théorie d’ombres possibles entrouvertes sur des horizons d’autant plus attirants qu’ils resteront - et au fond on le souhaite - inaccessibles ... Tentation de l’attente, qui sait l’inéluctable échec et s’enchante de son arrivée différée. Les livres que l’on a pas lus, les femmes que l’on a pas eues... fascination de la passante (Ô toi que j’eusse aimée , Ô toi qui le savais!).....

C’était donc, aussi, ça!

Remarques et éléments Complémentaires.

[1] On sait assez, je pense, l’histoire d’Héloïse et d’Abélard.
Helloïs, ou Héloïse, née à Paris, vers 1100 et morte au Couvent du Paraclet, près de Nogent-sur-Seine à l’âge de 65 ans, était la nièce d’un dénommé Fulbert, chanoine.
Elle aima son précepteur, Pierre Esbaillart ou Abélard ou Abailard, de 20 ans son aîné, qu'elle épousa en secret et dont elle eut un fils.
Pierre Abélard, qui devait mourir environ vingt ans avant elle, philosophe et théologien, fut émasculé, pour ses services extra-préceptoraux dont on redoutait qu’ils ne s’itèrent, par des envoyés de Fulbert.

Après le drame, séparés, Abélard se retira à l’Abbaye de Saint-Denis et Héloïse prit le voile à Argenteuil. Abélard reprit ensuite son enseignement et une intense activité intellectuelle. Il fonda un monastère, Le Paraclet, près de Nogent sur Seine, où Héloïse deviendra, sur sa proposition, abbesse après son départ, abbé, pour Saint-Gildas -de-Rhuys, dans le Morbihan. Il devait rester jusqu’à la fin le directeur de conscience d’Héloïse. Leur correspondance en latin, d’une grande élévation de pensée, n’a été traduite qu’en 1870. Les positions doctrinaires d’Abélard lui ont valu d’être deux fois condamné par l’Église, aux conciles de Soissons (1121) et de Sens (1140). Les deux corps, réunis dans un même tombeau, sont depuis la fin du XIX° siècle au cimetière du Père Lachaise.

[2] Sur les passantes, outre l’archétypique passante baudelairienne, dont le dernier vers est cité et que je ne peux m’empêcher de reproduire ci-dessous, il faut rendre l’hommage qu’il mérite à Antoine Pol, né à Douai le 23 août 1888 - mort le 21 juin 1971. Capitaine d'artillerie, combattant de 14-18, il entre au service des Mines de La Houve à Strasbourg en 1919.
En 1945, il devient président du Syndicat Central des importateurs de charbon de France. Retraité en 1959, il peut enfin s'adonner à ses passions : la poésie, la bibliophilie et les papillons. On connaît de lui : Émotions poétiques (1918) - Le livre de maman (1924) - Destins (1941) - Plaisirs d'amour (1947) - Croquis (1970) - Cocktails (1971).

Mais ce sont “Les passantes”, qui l’ont tiré d’un relatif anonymat. Brassens avait découvert et aimé le poème (in Émotions poétiques). Sollicité, Antoine Pol donne son autorisation de principe pour une mise en musique et à Brassens un rendez-vous pour une rencontre... qui n’aura pas lieu, Pol s’éteignant une semaine avant. La chanson, enregistrée, sortira sur disque fin octobre 1972. Brassens a dit avoir beaucoup regretté ce rendez-vous manqué.
Le titre est un des plus réussis de Brassens et - exception qui confirme la règle - il faut souligner la qualité remarquable de la reprise due à Francis Cabrel dans un disque-hommage au chanteur, vingt ans après, à l’automne 1992.

Les passantes ...

Je veux dédier ce poème
À toutes les femmes qu'on aime
Pendant quelques instants secrets
À celles qu'on connaît à peine
Qu'un destin différent entraîne
Et qu'on ne retrouve jamais

À celle qu'on voit apparaître
Une seconde à sa fenêtre
Et qui, preste, s'évanouit
Mais dont la svelte silhouette
Est si gracieuse et fluette
Qu'on en demeure épanoui

À la compagne de voyage
Dont les yeux, charmant paysage
Font paraître court le chemin
Qu'on est seul, peut-être, à comprendre
Et qu'on laisse pourtant descendre
Sans avoir effleuré sa main

À celles qui sont déjà prises
Et qui, vivant des heures grises
Près d'un être trop différent
Vous ont, inutile folie,
Laissé voir la mélancolie
D'un avenir désespérant

Chères images aperçues
Espérances d'un jour déçues
Vous serez dans l'oubli demain
Pour peu que le bonheur survienne
Il est rare qu'on se souvienne
Des épisodes du chemin

Mais si l'on a manqué sa vie
On songe avec un peu d'envie
À tous ces bonheurs entrevus
Aux baisers qu'on n'osa pas prendre
Aux coeurs qui doivent vous attendre
Aux yeux qu'on n'a jamais revus

Alors, aux soirs de lassitude
Tout en peuplant sa solitude
Des fantômes du souvenir
On pleure les lèvres absentes
De toutes ces belles passantes
Que l'on n'a pas su retenir.

[3].....             Et puis quand même Charles Baudelaire (1821-1867)
                      (in : Les fleurs du mal)

A une passante

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?

Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !

[4] Natsumé Sôseki mérite une notice ! Je ne le connaissais pas avant de le trouver dans le livre de Bayard! Né en 1867 et mort en 1916. Son patronyme est Natsumé, son prénom Sôseki ....mais c’est cette dernière désignation qui a prévalu, devenue du coup son pseudonyme. Spécialiste de littérature anglaise, après un court séjour en Angleterre, il occupe dans sa spécialité une chaire à l’Université de Tôkyô. Son gros roman satirique Je suis un chat (codification de Pierre Bayard : LP ++) - que je n’ai pas lu, mais que je me promets de lire! - lui permet d’abandonner l’enseignement pour se consacrer à l’écriture. Il considérait Oreiller d’Herbes (expression poétique couramment utilisée dans la rhétorique japonaise pour se référer au voyage nous informe l’éditeur) comme un “roman-haïku”. C’est en tout cas une petite méditation singulière très agréable à lire....

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Commentaires
H
Bravo ! (mais j'avoue, tu m'as bien fait rire avec ta comparaison livres - femmes)
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AutreMonde
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