DÉCONFINEMENT - PROJECTION ÉDUCATIVE - 9
(Post n° 9)
REVENONS UN PEU SUR LA QUESTION DE L'ORTHOGRAPHE.
Il me semble assez clair que de façon générale, il faut absolument mettre la priorité sur le français tel qu'il se parle et tel qu'il s'écrit, c'est-à-dire, tel qu'il devrait s'écrire.
L'effondrement de l'orthographe est une catastrophe et le mal se répand depuis longtemps même dans le corps enseignant. Les bulletins de notes, les annotations des copies corrigées contiennent de plus en plus de fautes!
Je me souviens de discussions il y a une vingtaine d'années et même d'un assez long article que j'avais publié dans une revue pédagogique, après lecture d'un bouquin qui m'avait accroché. J'ai retrouvé l'archive, qui correspond encore assez bien à mon inquiétude.
J'avais titré le billet : "La Dictée de Gaspard Beuvain d’Altenheim ..." .
Je le relis avec vous.
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"Les arbres s’enfoncent dans la terre par leurs racines, comme leurs branches s’élèvent vers le ciel. Leurs racines les défendent contre les vents et vont chercher, comme par de petits tuyaux souterrains, tous les sucs destinés à la nourriture de leur tige. La tige elle-même se revêt d’une dure écorce qui met le bois tendre à l’abri des injures de l’air. Les branches distribuent en divers canaux la sève que les racines avaient réunie dans le tronc."
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Ce petit texte est de Fénelon (François de Salignac de la Mothe . 1651-1715). Il est extrait du Traité de l’existence de Dieu que Fénelon a rédigé entre 1701 et 1712. L’Inspecteur général de l’instruction primaire Gaspard Beuvain d’Altenheim l’a dicté dans plusieurs centaines d’écoles entre 1873 et 1877 (il en inspectait quotidiennement deux ou trois ) et chaque soir, il a corrigé personnellement les dizaines de copies ramassées dans la journée. Il a semble-t-il ainsi proposé ces quelques lignes à plus de 6000 enfants dont il a examiné ensuite lui-même les productions. Cet effort humble, têtu, constant est de ceux qui m’émeuvent et qui font honneur à la fonction qu’occupait Beuvain, tâcheron obscur et obstiné au service d’une mission essentielle: le maintien, le progrès de la langue.
Un livre, passionnant, d’André Chervel et Danièle Manesse, a été publié en 1989 sur la base du travail de Beuvain (La Dictée - Les Français et l’Orthographe (1873 - 1987) - Calmann-Lévy). Les deux auteurs y faisaient le bilan d’une étude comparative portant sur les quelque 3000 copies de Beuvain conservées aux Archives nationales et les 3000 dictées identiques auxquelles ils avaient soumis, dans deux cents groupes scolaires, des élèves des années 1986-1987. En très gros, les parents des ados et jeunes adultes d'aujourd'hui.
La conclusion globale (il y eut polémique) était à la hausse du niveau (!)
Puis le travail a été recommencé (dont Le Monde a en son temps rendu compte (dans son numéro du vendredi 9 / 2 / 2007 ), reprenant le même protocole et en publiant les résultats : Orthographe: À qui la faute? - Février 2007 - Éditions ESF), par Danièle Manesse et Danièle Cogis, portant cette fois sur un échantillon représentatif de 2767 élèves de 123 classes du CM2 à la Troisième. Et la comparaison témoigne ... d’une importante chute du niveau.
André Chervel, dans un long entretien de portée générale accordé au Monde de l’Éducation (en Décembre 2006, juste avant la publication) donnait, entre autres sujets abordés, quelques éclaircissements sur cette affaire. On peut aujourd'hui encore le relire.
Pour cet historien de l’enseignement, c’est le développement de l’alphabétisation au XVIII° siècle qui a induit, avec l’exigence d’une écriture correcte, l’enseignement systématique de l’orthographe. Le brevet élémentaire, qui est l’examen de recrutement des maîtres d’école que crée Guizot en 1833, va peu à peu devenir un examen d’orthographe. Mais cet effort orthographique est un effort en porte-à-faux car on développe des procédures d’application des règles qui ont vocation à fonctionner même si le texte n’est pas compris. La nécessité de la compréhension ne s’imposera vraiment qu’avec et après Jules Ferry. Jusque-là, l'attention de l’élève n’est pas convoquée pour comprendre mais pour apprendre, c’est-à-dire d’abord pour emmagasiner. On n’exerce que sa mémoire, faisant peu de crédit à son intelligence et il sera très difficile de faire admettre au corps enseignant, du haut en bas de la hiérarchie, qu’il faut cultiver cette dernière et avec elle le jugement et le goût.
Ce problème du décalage entre le discours formel et le sens perçu ne cesse d’handicaper la communication enseignante. Chervel rappelle que l’explication de textes ne s’est installée dans l’enseignement au XIX° siècle que du jour où les professeurs ont pris conscience de ce que leurs élèves ne comprenaient plus les textes littéraires classiques. Le problème était profond puisque en 1839, c’est au niveau de l’agrégation de grammaire que le président du jury réalise que les candidats font des fautes considérables dans les épreuves de thème (latin ou grec) parce qu’ils font des contresens sur les textes français à traduire! Et il s'agit là de candidats qui sont déjà des professeurs de collège ... La langue avait évolué plus vite que les textes sur la base desquels on la faisait fonctionner en situation d’apprentissage. Et la question s'est alors posée, face à de tels écarts installés, de savoir évidemment à quel niveau de compromis faire les adaptations. Entre purisme et laxisme, le combat on le voit ne date pas d‘aujourd’hui ...
Pour revenir aux enquêtes orthographiques de 1986-87 et de 2005, André Chervel estime que le “mieux” de 86-87 (par référence à l’enquête de Beuvain) rendait compte d’une amélioration du niveau de compréhension du texte dicté, mais que nous étions déjà en fin de processus ascendant et que nous sommes depuis entrés dans une phase de descente, peut-être irréversible (ce que je crains que la suite n'ait confirmé!), qu'ont manifestée les mauvais résultats de 2005, interprétés par les auteurs de l’étude comme correspondant, en vingt ans, à un recul des apprentissages de l’ordre de deux ans, les classes de cinquième de 2005 ayant le niveau des CM2 de 1987, les quatrièmes de 2005 le niveau des sixièmes de 1987, etc.
Et quand Le Monde posait la question d’une possible remédiation, la réponse n’était pas encourageante: “Il n’y a que trois perspectives possibles. Ou bien on remonte le courant en modifiant les programmes et en reprenant "les bonnes vieilles méthodes", mais cela risque d’être inapplicable aujourd’hui; et aussi de faire rater d’autres réformes indispensables, parce que le temps scolaire est limité et qu’il faut bien faire des choix dans ce qu’on enseigne. Ou bien on dit qu’il faut réformer l’orthographe mais la dernière réforme [nous sommes en 2006], très légère, celle de 1990, n’est toujours pas appliquée quinze ans plus tard par les dictionnaires d’usage. Ou enfin on se résigne à une orthographe à deux vitesses. Il y aura ceux qui savent et ceux qui ne savent pas”.
On n'en est même plus là : L’Académie Française a fait savoir [en août 2016] que le respect de l’orthographe deviendrait facultatif à compter du 20 mars 2020. Programmation d'une autre pandémie ! Oublieux de son origine, on y verra peut-être, si les faits suivent, une conséquence de plus du covid-19 ...
Position aberrante, défaitiste et scandaleuse.. L’accès à une orthographe maîtrisée doit rester un objectif premier et je ne suis en rien partisan de la réformer comme on rapproche le piano du tabouret, pour n’avoir pas accepté de rapprocher le tabouret du piano! Mais avant de parler d’un retour pour les élèves aux "bonnes vieilles méthodes" qui ne peuvent à l’évidence, connotées ainsi et ici trop négativement, que relever de la pratique centrale et essentielle de la dictée, il faudrait aussi en passer par la contrainte forte d’un ressaisissement de l’orthographe au niveau ... des enseignants.
On se trouve, avec l’orthographe, devant le même phénomène qu’avec l’autorité: la dégradation des exigences scolaires est intériorisée par les enseignants en ceci qu’ils prennent comme base, pour ne pas estimer scandaleux un petit amoindrissement de leur pression sur leurs classes, le cadre d’enseignement qu’ils ont connu en tant qu’élèves. Ce faisant, de génération en génération, la fonte des exigences s’accélère et la dégradation s’exponentialise.
C’est donc d’abord au niveau de la formation des maîtres et des procédures de recrutement, quelle que soit la spécialité disciplinaire du futur enseignant, que les critères de filtrage en termes de maîtrise de la langue doivent être d’une rigueur absolue.
Ce point acquis, il doit être posé et compris des élèves que la correction orthographique est la condition sine qua non de la prise en compte du travail rendu, quel que soit son objet. On ne redressera la situation qu’en faisant accepter un principe d’exigence sans concession dans la communication écrite.
Et cette exigence est première. Évoquer comme le fait Chervel l’excuse des “autres réformes indispensables” et du “temps scolaire limité”, c’est partir battu. Il n’y a pas de réforme plus prioritaire. On exprimera peu, mais bien et, progressivement, on exprimera, la fluidité venant avec la pratique, de plus en plus. Focaliser sur la dictée n’est pas la seule approche, sanctionner lourdement les incorrections dans tout travail écrit et imposer le retour constant sur celles commises pour en intégrer la rectification doit être systématique.
L’hypothèse d’une orthographe à deux vitesses est en totale contradiction avec l’ambition d’une scolarité obligatoire fructueuse pour tous! Il faut absolument se saisir avant tout autre du problème que pointait il y a quinze ans Chervel : “On risque de se retrouver avec un "trou de l’orthographe" comme il y a un "trou de la sécu". Il y aura les privilégiés [i.e. ceux qui auront assimilé cet enseignement]. L’orthographe deviendra une discipline de luxe qui va jouer le même rôle ségrégatif que jouait le latin au XIX° siècle. Et il y aura les autres, tous ceux qui sortiront du système scolaire avec une orthographe sommaire [... ou inexistante!]: pas de ‘s’ au pluriel, confusion des verbes et des noms, etc. On peut imaginer, si on ne tient pas l’orthographe à bout de bras, que les jeunes sont en train de fixer les (non) règles de demain [et on vient de voir, avec l'aval semble-t-il de l'Académie française!]. Il n’est pas exclu dans vingt ou trente ans qu’une fraction de la population écrive "j’été" pour j’étais [on y est]. Qu’on pense à l’orthographe des textos (SMS). On peut très bien imaginer qu’une écriture fortement phonétique entre un jour en concurrence avec l’orthographe officielle”. Eh, oui! C'est bien ce qui se passe.
Cette question de l’orthographe avait fait alors l’objet d’un billet de Pierre-André Périssol, maire actuel de Moulins (Allier) qui fut ministre dans les années 1990, sur le blog qu'il tenait. Un billet modéré qui avait provoqué une vingtaine de commentaires utilisant à quelques unités près 4000 mots, émanant de commentateurs à une écrasante majorité enseignants (du primaire à l’université). J'avais relevé une trentaine de fautes d’orthographe caractérisées (exactement et sauf erreur, car j’ai pu en sauter : 29). Elles étaient de tous ordres et très inégalement réparties mais, à deux ou trois près, elles n'étaient à l’évidence pas de l'ordre de la simple coquille. Le taux global doit-il être considéré comme faible (environ 0,75% des mots employés)? Sans doute, mais l’inégale répartition pointe quand même quelques récidivistes inquiétants qui entrent exactement dans le cadre des remarques que j’ai faites sur la nécessité d’un ressaisissement d’abord au niveau des maîtres, indispensable exemplarité oblige .... Faut-il s'en rassurer? Certains de leurs aînés furent pires : ... en 1831, le ministère de l’instruction publique reconnaissait que 63% des maîtres et 90% des maîtresses ne connaissaient pas l’orthographe et donc ... ne l’enseignaient pas! Jetons un voile là-dessus. C'était avant Jules Ferry , c'était avant les Hussards noirs baptisés par Péguy!
Je crois que la prise de conscience doit être collective, l’urgence déclarée et le combat scolaire quotidiennement mené, toutes disciplines confondues et toutes occasions bonnes à saisir, dans une tension attentive où le maître doit lui-même solliciter le regard critique de l’élève sur ses traces écrites au tableau, et où toute erreur doit donner lieu à rectification, explication, et mémorisation, tantôt d’une graphie, tantôt d’une règle, sans craindre de se répéter. La tenue et mise à jour constante et continue, quel que soit le cours, l’activité, d’un cahier individuel “d’orthographe justifiée” (qui pourrait inclure des règles de grammaire “par l’exemple”) ne me semblerait pas une perte de temps .....
L’avenir ne sera pas qu’à ceux qui se lèveront tôt. Il sera aussi à ceux qui écriront juste, tant mieux écrire, c’est mieux penser.
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J'ai fort peu à rajouter.
L'intégration de l'exigence orthographique au sein de toute évaluation dans quelque discipline académique que ce soit me semble la base de tout progrès en la matière . Elles doivent toutes, ces évaluations, quelles qu'elles soient, intégrer un volet important, et le cas échéant rédhibitoire, de contrôle de la langue aux niveaux orthographique et grammatical, jusqu'au refus des copies défigurées par les fautes.. Et ceci doit évidemment d'abord s'étendre aux écrits des concours de recrutement d'enseignants.
Cette tension collective est indispensable!