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AutreMonde
13 novembre 2014

AFFAIRE ALBERT CAMUS VERSUS KAMEL DAOUD

 

albert_camus

D'abord, relire L'étranger. Excellente surprise. Mon souvenir de lectures précédentes (la première  au tout début des années soixante, et au moins une reprise il me semble il y a dix ou douze ans, poussé par je ne sais plus quelles circonstances) ne gardait la trace de nul enthousiasme. De l'intérêt, un vif intérêt, mais rien de plus. Or j'ai trouvé cette fois le roman remarquable. Cette bascule m'amuse d'autant plus qu'elle est à l'exact inverse de ce qui s'est produit pour La chute, pseudo-confession qui avait enthousiasmé mes vingt ans et m'a laissé, relue fin 2009 à l'occasion d'une réflexion sur Finkielkraut, plus réservé.

Le canevas de L'étranger est connu. Après l'incipit fameux: Aujourd'hui, maman est morte, on suit, racontés par lui-même comme s'il n'était que partiellement impliqué , agi par les circonstances plus qu'acteur, quelques mois de la vie de Meursault, petit blanc de l'Algérie du temps qu'elle était française, des mois qui, dans un enchaînement où l'aléatoire, sa passivité fataliste, mais aussi son absence résolue de penchant pour la dissimulation, vont le conduire de l'enterrement de sa mère à sa condamnation à mort, au terme d'un procès où son manque supposé d'amour filial pèsera lourd,  une condamnation pour l'assassinat, sans ressort logique explicable, d'un arabe sur une plage vide et écrasée de soleil.

Le roman a été publié en 1942. Informations digressives: Camus avait passé l'année scolaire 1941-42 à Oran, professeur de français au cours privé André Bénichou, créé suite aux lois raciales du gouvernement de Vichy qui avaient exclu les juifs, professeurs et élèves, des établissements publics d'enseignement; il avait 28 ans, des problèmes de santé (tuberculose), et venait, après un premier mariage malheureux, d'épouser une jeune institutrice, Francine Faure, qui se trouva, à cette période, enseigner dans la même école que ma belle-mère.

Outre le narrateur, à peine vingt personnages traversent le roman. Ils ne sont pas fouillés, psychologiquement, ce qui relève de la logique même du positionnement purement factuel  de la narration,  mais chacun a des caractéristiques précises. On retient bien entendu le vieux Salamano, qui martyrise en permanence son chien et se retrouve affectivement déstabilisé quand il le perd .

Sinon, il y a le directeur de l'asile de vieillards, un petit vieux, avec la légion d'honneur; le concierge de l'asile, moustache blanche, de beaux yeux, bleu clair, et un teint un peu rouge; le vieux Thomas Pérez, le fiancé tardif, à l'asile, de la mère du narrateur; Marie Cardona, une ancienne dactylo, retrouvée à la plage, avec qui Meursault engage aussitôt une liaison et qui voudra l'épouser; le patron, au bureau, figure à peine évoquée, ainsi qu' Emmanuel, le collègue; Raymond Sintès, le voisin de palier, assez petit, avec de larges épaules et un nez de boxeur, officiellement magasinier et plus certainement maquereau à la petite semaine, qui va être le ressort du drame; la maîtresse de Raymond , une mauresque, qu'il corrige, battue jusqu'au sang, et son frère, l'Arabe, qui finira troué de balles par Meursault sur la plage; l'agent qui vient, alerté par le plombier du deuxième, pour gifler Raymond ; Céleste, le patron de bistrot et une de ses clientes, bizarre petite femme [avec] des gestes saccadés et des yeux brillants dans une petite figure de pomme; Masson, un ami de Raymond, un grand type, massif de taille et d'épaules, avec une petite femme ronde et gentille, à l'accent parisien – Masson qui avait l'habitude de compléter tout ce qu'il avançait par un "et je dirai plus", même quand, au fond, il n'ajoutait rien au sens de sa phrase; le juge d'instruction, un homme aux traits fins, aux yeux bleus enfoncés, grand, avec une longue moustache grise et d'abondants cheveux presque blancs; l'avocat, petit et rond, assez jeune, les cheveux soigneusement collés;  le journaliste, au procès,  un homme déjà âgé, sympathique, avec un visage un peu grimaçant; les juges, le président du tribunal, le procureur, l'avocat général (ce ne sont que des noms qui passent); l'aumônier, un air très doux, des mains fines et musclées.

J'ai souligné, ici ou là, quelques phrases ou griffonné quelques mots en marge, au fil des pages. Peu.

Tout, au fond, l'emmerde; et en vieillissant, on se rapproche de cet état (griffonné).

Il enterre sa mère le vendredi. Le samedi, aux bains du port, il drague Marie Cardona (griffonné).

Raymond m'a offert une fine (…) Je le trouvais très gentil avec moi et j'ai pensé que c'était un bon moment (souligné).

Marie est venue me chercher et m'a demandé si je voulais me marier avec elle. J'ai dit que cela m'était égal et que nous pourrions le faire si elle le voulait (souligné).

Marie m'a dit qu'elle aimerait connaître Paris. Je lui ai appris que j'y avais vécu dans un temps et elle m'a demandé comment c'était. Je lui ai dit : "C'est sale. Il y a des pigeons et des cours noires. Les gens ont la peau blanche" (souligné).

Marie était très pâle. Moi, cela m'ennuyait de leur expliquer. J'ai fini par me taire et j'ai fumé en regardant la mer (souligné).

Sans doute, j'aimais bien maman, mais cela ne voulait rien dire. Tous les êtres sains avaient plus ou moins souhaité la mort de ceux qu'ils aimaient (souligné).

Il est parti avec un air fâché (…) il ne me comprenait pas et il m'en voulait un peu (…) Mais tout cela au fond n'avait pas grande utilité  et j'y ai renoncé par paresse (…) A vrai dire, je l'avais très mal suivi dans son raisonnement, d'abord parce que j'avais chaud et qu'il y avait dans son cabinet de grosses mouches qui se posaient sur ma figure, et aussi parce qu'il me faisait un peu peur (souligné ).

J'ai aussi griffonné ceci : A y réfléchir, cela fait penser au Petit Nicolas de René Goscinny, une vision d'enfant, le discours simple qui dit sans aucun filtre ce qu'il perçoit  et n'a pas assimilé les modes d'expression codifiés de l'âge adulte, qu'il réinterprète à son compte dans un langage enfantin .

Enfin : Il (le juge) m'a seulement demandé (…) si je regrettais mon acte. J'ai réfléchi et j'ai dit que, plutôt que du regret véritable, j'éprouvais un certain ennui (souligné).

Je commençais à respirer. Personne en ces heures-là n'était méchant avec moi (souligné).

Un fait divers, relaté dans la coupure de journal trouvée en prison, entre la paillasse et la planche du lit, et que Meursault ressasse au long de sa détention déclenche une réflexion très en accord avec l'approche "Goscinny" évoquée ci-dessus. Voici le passage:

Un homme était parti d'un village tchèque pour faire fortune. Au bout de vingt-cinq ans, riche, il était revenu avec une femme et un enfant. Sa mère tenait un hôtel avec sa sœur dans son village natal. Pour les surprendre, il avait laissé sa femme et son enfant dans un autre établissement, était allé chez sa mère qui ne l'avait pas reconnu quand il était entré. Par plaisanterie, il avait eu l'idée de prendre une chambre. Il avait montré son argent. Dans la nuit, sa mère et sa sœur l'avaient assassiné à coups de marteau pour le voler et avaient jeté son corps à la rivière. Le matin, la femme était venue, avait révélé sans le savoir l'identité du voyageur. La mère s'était pendue. La sœur s'était jetée dans un puits. J'ai dû lire cette histoire des milliers de fois. D'un côté, elle était invraisemblable. D'un autre, elle était naturelle. De toute façon, je trouvais que le voyageur l'avait un peu mérité et qu'il ne faut jamais jouer.

Etc.

Les dernières pages sont plus sombres, et sans viser au pathos du Hugo des Derniers jours d'un condamné, lèvent chez le lecteur, une émotion vraie. Quoi qu'il en soit, donner un sens clair à L'étranger reste une gageure.  L'apathie de Meursault qui gère sa vie conformément à la politique du rat crevé au fil de l'eau n'est pas sympathique, sa distance à l'événement semble relever de la pathologie plus que de la prise de position philosophique, comme la trace d'une interruption du processus de passage de l'enfance à l'âge adulte. Son affectivité est absolument primaire et aucun processus d'analyse de la situation ne vient l'aider à dépasser le premier ressenti. Il inverse complétement le cogito cartésien. Il se contente d'être et ses éléments de pensée ne dépassent pas l'influx nerveux induit par la sensation. Le décor, pour lui, prime la réflexion. Il est, réellement, un être inachevé. Et peut-être pourrait-on réduire L'étranger à la description d'un cas clinique et renoncer à y voir un type. Le narrateur de La chute est lui, un type. Meursault, non, il est Meursault, ou alors, s'il est nous, c'est nous dans cet état intermédiaire qu'on nomme hypnagogique, entre la veille et le sommeil, quand nous flottons, incertains, au milieu d'événements sur l'absurdité desquels nous ne portons aucun jugement et dont nous acceptons les plus invraisemblables hypothèses.  

Une algarade violente, dans les dernières pages du roman, avec l'aumônier dont le prêchi-prêcha le sort enfin de lui-même, parvient à l'arracher à sa léthargie infantile et le conduit à un rapport au monde un peu plus conscient, où l'indifférence cesserait d'être subie pour devenir assumée, mais c'est au moment où le rideau tombe.

Les dernières lignes du livre:

Comme si cette grande colère m'avait purgé du mal, vidé d'espoir, devant cette nuit chargée de signes et d'étoiles, je m'ouvris pour la première fois à la tendre indifférence du monde. De l'éprouver si pareil à moi, si fraternel enfin, j'ai senti que j'avais été heureux , et que je l'étais encore. Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu'il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu'ils m'accueillent avec des cris de haine.

On pourrait se remettre à gloser, reprendre la réflexion en se demandant si Meursault ne serait pas à lui seul le colonialisme aveugle, tirant avec indolence de ce pays ce qu'il lui offre de bonheur de vivre et sacrifiant comme un agaçant obstacle l'Arabe générique qui s'interpose entre lui et le soleil.  Etc.  D'autres lectures encore sont possibles.

kamel-daoud-

Mais repartons de celle de Kamel Daoud. Elle n'est d'ailleurs sans doute pas éloignée de la dernière hypothèse que je viens de formuler. Kamel Daoud est en pleine ambivalence. Il admire l'auteur de L'étranger et il vomit la disparition, la dissolution, dans le décor  du roman, de la population arabe d'Algérie.  Vingt-cinq fois, le vocable "l'Arabe", a-t-il compté, est cité, et pas une seule fois l'homme, derrière, n'est nommé, désigné, individualisé, incarné. L'étranger, pour Daoud, c'est le tombeau de l'Arabe inconnu. Au fond, là est le nœud de Meursault, contre-enquête. De contre-enquête d'ailleurs, point, du moins telle qu'on la pensait, détaillée, minutieuse, acharnée, dessinant pour finir un portrait achevé de ce mort transparent et quasiment non advenu. A la place, on a la longue plainte douloureuse d'un jeune frère auto-proclamé, dont la vie, dit-il, a été totalement transformée en un repliement obsessionnel sur un seul projet: donner, publiquement, un nom, un corps vivant, une existence à ce mort.

Réussite incertaine. On lit, on relève une volonté constante de parallélisme des destins, de parallélisme aussi des livres, à commencer par cet incipit en clin d'œil, assez maladroit :  Aujourd'hui, M'ma est encore vivante. Un peu ridicule, non?

Quelques passages sont volontairement démarqués de L'étranger, où le narrateur de Daoud se substitue au narrateur de Camus. Par ailleurs, la construction en monologue, dans un bar, revendique assurément un autre parallélisme, celui à faire avec La chute. Tressât-il des couronnes à l'écrivain, Kamel Daoud n'en lit pas moins dans L'étranger le colonisateur égocentrique et méprisant que la guerre d'indépendance a en toute justice renvoyé à la métropole et dont il charge son narrateur d'exécuter au passage, à placer dans l'autre plateau de la balance où finit d'agoniser l'Arabe camusien de service, un spécimen.

Elément positif, sa critique continue, mordante et sans appel des religions en général et de l'Islam en particulier, faisant pendant à la volée de bois vert administrée par Meursault à l'aumônier de la prison.

Mais sur le fond, on n'apprend rien de nature à nous éclairer sur la mort de Moussa, puisque Kamel Daoud a voulu dénommer ainsi l'Arabe de Camus, et sa présence sur la plage fatale n'est pas plus expliquée que l'insistance de Meursault à y retourner . S'il rejette l'hypothèse camusienne d'une sœur de mœurs légères dont l'honneur eût été à venger, Kamel Daoud ne propose aucune logique de substitution et son roman n'est que la mélopée d'un vieillard qui s'est  inventé un frère de papier et en profite pour développer une réflexion aigre- douce sur l'Algérie post-coloniale.

L'idée était originale, mais finalement, ce titre, Meursault, contre-enquête, n'est qu'un effet d'annonce. Partant d'un personnage de roman dont on ne savait rien, on lit un livre au sortir duquel on n'en sait pas davantage. Le projet de construire un pendant à L'étranger, n'aboutit pas. Et ce mort, sur la plage, n'a pas acquis par Kamel Daoud l'épaisseur humaine que lui avait refusée Albert Camus. Tout au plus s'est-il trouvé augmenté d'une grande barbe (islamique?). Décevant. 

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Commentaires
D
Oui, ça a l'air très décevant, je vous comprend.<br /> <br /> Et quand, en plus, il est essentiel pour le roman que le mort reste anonyme, l'entreprise de contre enquête devient tendancieuse, non ?<br /> <br /> Au fait, ce qu'on appelle avec mépris et indignation le colonialisme, ou la colonisation, c'est beaucoup plus complexe que nous voulons le voir, avec les oeillères que nous avons en ce moment (tout en roulant nos mécaniques pour nous vanter de coller au millimètre près à la "réalité, quel colossal ennui...).<br /> <br /> J'ai appris dans un livre que l'âge d'or de la civilisation Sioux, l'âge où les Indiens chassaient le bison n'était possible que parce que quelques Indiens (je ne sais pas de quelle tribu, mea culpa) étaient parvenu à voler quelques chevaux à des Espagnols dans le Nouveau Mexique..<br /> <br /> Sans l'homme blanc, et les chevaux qu'il a transplantés dans le nouveau monde, il n'y aurait pas eu de l'âge d'or de la civilisation Sioux.<br /> <br /> Ça fait rêver, vous ne trouvez pas ?<br /> <br /> Ça permet de relativiser un tant soit peu, tout de même...
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