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AutreMonde
20 avril 2013

Natalia Ginzburg - Les mots de la tribu …

Nataloia Ginzburg      Natalia Ginzburg (1916-1991)/ Marcel Proust

Le tombeau d’Edgar Poe - Stéphane Mallarmé (1842-1898)

Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change,


Le Poète suscite avec un glaive nu
  

Son siècle épouvanté de n’avoir pas connu


Que la mort triomphait dans cette voix étrange !

 

Eux, comme un vil sursaut d’hydre oyant jadis l’ange


Donner un sens plus pur aux mots de la tribu

Proclamèrent très haut le sortilège bu


Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange.

 

Du sol et de la nue hostiles, ô grief !


Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief


Dont la tombe de Poe éblouissante s’orne

 

Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur,


Que ce granit du moins montre à jamais sa borne


Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur.

* * * * * * *

C’est dans le cadre du séminaire du Collège de France confié à l'historien Carlo Ginzburg qu’Antoine Compagnon, officiant au titre de la chaire de littérature qu'il occupe,  a vivement recommandé l’autobiographie de la mère de celui-ci: Les mots de la tribu ( Les cahiers rouges – Grasset ed. – 9,20 €), en évoquant l’importance ‘‘familiale’’ de Proust (Natalia Ginzburg est traductrice de Du côté de chez Swann) et les références qu’y fait le roman.

De ce point de vue, il y a un peu publicité mensongère. Les références à Proust sont bien là, mais aucun tissu de réflexion ne les entoure et il ne s’agit que d’une information sur les lectures familiales et le statut de la Recherche comme motif de bavardages sans fin avec, en rupture, un jugement lapidaire du père, Carlo Levi (Natalia Ginzburg est née Levi), au terme de quelques paragraphes d’introduction qu’Antoine Compagnon a d’ailleurs cités :

« [Messes basses des enfants Mario et Paola et d’un ami, Terni – Le père questionne et :]

Ils doivent parler de Proust, lui disait ma mère.

Ma mère avait lu Proust et, à l’instar de Terni et de Paola, elle l’aimait beaucoup ; elle raconta à mon père que ce Proust était un garçon plein d’affection pour sa mère et sa grand-mère, un asthmatique qui ne pouvait pas dormir et avait fait tapisser de liège les murs de sa chambre.

Mon père lui dit : - Ce devait être un bel empoté !

(…) Mon père jetait sur toute nouveauté inconnue un regard torve et méfiant. Il craignait toujours que les livres introduits à la maison par Terni ne fussent pas ‘‘convenables’’.

C’est assez convenable pour Paola ? demandait-il à ma mère en feuilletant la Recherche et en lisant bau hasard quelques lignes.

Ce doit être un machin ennuyeux, disait-il en jetant le volume au loin ; qu’il eut affaire à un ‘‘machin ennuyeux’’ le rassurait un peu. »

Dans les toutes dernières pages du roman, on trouvera un court paragraphe de reprise :

« Quand sort ta traduction de Proust ? me demandait ma mère. Moi, Proust, je ne l’ai pas relu depuis si longtemps ! Pourtant je m’en souviens encore. C’est si beau ! Je me souviens de Mme Verdurin. Odette ! Swann ! Mme Verdurin devait être un peu comme Drusilla ! »

Drusilla a été évoquée dans les débuts du livre. C’est une tante de Natalia, une sœur de sa mère : « … on répétait souvent à la maison cette phrase d’elle [la grand-mère maternelle] : ‘‘Elle en loupe pas une, elle en loupe pas une. C’te Drusilla, elle a encore cassé ses lunettes’’.

Elle [cette grand-mère] avait eu trois enfants, Silvio, ma mère et Drusilla, qui était myope et passait son temps à casser ses lunettes. » On n’en saura guère plus.

Il pourrait sembler que ce soit dans Mallarmé que Natalia Ginzburg ou son éditeur aient puisé l’idée du titre. D’où ci-dessus le ‘‘Tombeau d’Edgar Poe’’ rappelé. Dominique Fernandez, qui signe une agréable préface , veut situer le livre dans la logique du travail de Natalia Ginzburg autour des mots, du langage : « Le langage n’arrive plus à rendre compte de la réalité. Cette constatation (…) est aussi à la base du travail de Natalia Ginzburg. Mais tandis que la découverte du divorce entre les mots et les choses provoque les écrivains à défier, à tordre et à pulvériser le langage, [elle] se contente (…) de montrer sa déchéance par des histoires, en général courtes, où les phrases que les personnages échangent, oiseuses et stéréotypées, contrastent avec la gravité des événements qu’ils subissent. » Je lui fais confiance pour l’ensemble de l’œuvre. Dans le cas particulier, ici, on est effectivement frappé, plus on avance , par le caractère presque onirique du survol qui nous est offert d’un fourmillement d’événements familiaux et historiques dramatiques réduits à des agitations tout en légèretés superficielles, en mouvements quasi browniens, en réactions qui semblent épidermiques, où l’on naît, meurt, déménage, entre et sort de prison, mange, discute, étudie, professe, conspire, aime, coud, se dispute dans un réseau de formules brèves, répétées quand il s’agit de tournures familiales et in fine mécaniquement désincarnées. On sent pourtant que la vie est là, l’a été, a été vécue, mais en apparence, plus traversée que vécue, tous épisodes ‘‘à plat’’, où aller au cinéma et en prison s’équivalent, où s’agitent des marionnettes à la fois très humaines et réduites à des automatismes de comportement ou d’énonciation . Extrêmement étonnant.

J’ai sans doute eu le tort, événements annexes obligent, de lire le livre en deux brèves périodes distinctes. La première, et à peu près associée à la première moitié du livre, m’a tout à fait enchanté. La famille qui entoure Natalia Ginzburg se met en place, où les réactions des uns et des autres semblent relever du toc (trouble obsessionnel compulsif),  et c’est assez extraordinaire de drôlerie. Et puis, j’ai coupé ma lecture et j’ai eu un peu de mal à reprendre le fil, l’incessant renouvellement des intervenants associé à la réapparition de ceux dont j’avais oublié la position m’a gêné, même si on se laisse emporter par le flot continu de micro-anecdotes qui s’entrecroisent avec la légèreté de bulles de savon au sein du tissu historique dramatique des premières années 40, tandis que Natalia Ginzburg trouve et perd un mari dans une narration forcément en porte-à-faux où il apparaît et disparaît comme d’autres et comme sans gravité.

Tout cela forme une nostalgie triste et légère où la vie fuit sans importance et comme sans conséquences sous les roues du temps, dans un tourbillon d’amis qui, figures décisives de l’antifascisme italien et de la vie intellectuelle européenne , ne laissent que la trace d’aimables voisins, de gais visiteurs, de familiers pleins de manies dont l’épaisseur de pensée, la densité des préoccupations rident à peine la surface de la narration, dans une gaîté extraordinairement amère ou une amertume extraordinairement gaie et la certitude non dite qu’on est dans le droit fil de Montaigne : La plupart de – et peut-être ici toutes -  nos vacations sont farcesques.

Et malgré tout et pour cela même, toutes ces figures qui irriguent l’espace du roman, où la vie n’est qu’un théâtre, à commencer par celles du père et de la mère sans doute, mais sans qu’on puisse en écarter personne, composent une tragi-comédie formidablement attachante.

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