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AutreMonde
29 mai 2012

Finkielkraut et le Vivre ensemble [I]

Ecole Polytechnique - Session Automne 2011

Le thème général du cours : La crise du « Vivre ensemble »

Un cycle de sept séances. Vidéos accessibles à/p : http://www.hss.polytechnique.edu/accueil/actualites/

Alain Finkielkraut a assuré quatre leçons et invité trois intervenants (universitaires) extérieurs pour trois séquences : Laurent Bouvet (Sciences politiques), Paul Thibaud (Philosophe) et Claude Habib (Littérature). Soit dans l’ordre (de gauche à droite et de haut en bas) :

Alain Finkielkraut                Laurent Bouvet          Paul Thibaud            Unknown

Finkielkraut … c’est Finkielkraut. Inégalable, à sa façon. Pour ce qui est de ses trois invités, l’intervention de Paul Thibaud ne m’a guère enthousiasmé, tandis que Laurent Bouvet se montrait direct, tonique, convaincant et que … j’ai adoré le punch autant que les propos de Claude Habib.

La vidéo est satisfaisante en qualité avec cet inconvénient que si on en sort, on doit la laisser défiler en temps réel jusqu’au point de sortie pour reprendre le fil interrompu. Je n’ai en tout cas pas su faire autrement, là où par exemple les vidéos du Collège de France permettent à partir de la réglette de déroulement un accès direct.

J’ai pris beaucoup de notes, mais une réécriture en synthèse générale m’épuise par avance. Je vais me contenter d’une (si possible) fidèle transcription, malgré tout largement lacunaire, assortie de quelques remarques et commentaires. En suivant le fil des séances.

Alain Finkielkraut m’a semblé assez désabusé dans ses présentations de départ. Petites confidences intimes . Le 30 juin 1949 comme date de naissance et 62 années qu’il n’a pas vues passer ; la Khâgne d’ HIV en mai 68, Soyez réalistes, demandez l’impossible, le report des concours en septembre, l’échec et le succès à l’ENS Lyon un an plus tard ; 1981, Mitterrand, Changer la vie …. Et le constat : rien de tout cela n’est arrivé. Il pose la question : Sommes-nous devenus raisonnables ? Et moi, je pense à Cohn-Bendit (Daniel) qui le disait l’autre jour sur France-Inter : … je n’ai plus 23 ans.  Coup de mou ? Ou alors : Avons-nous été floués ? (Simone de Beauvoir). Les indignations à la Stéphane Hessel : spasme ultime, quand on ne croit plus à la politique ? On a renoncé à changer le monde. Cours, camarade, cours , c’était mai 68. Et on s’est arrêtés de courir, essoufflés ; on s’est rangés des voitures et sans que nous y ayons eu part, le vieux monde a disparu, la vie a radicalement changé, sans nous, pour quel bénéfice ?

L’agrégation de lettres modernes en 1972, l’entrée en pédagogie avec le souci de transmettre une culture pour accomplir la splendide promesse faite au tiers état  (citation du poète russe Ossip Mandelstam/ 1891-1938), la volonté parallèle de descendre de l’estrade, d’enseigner sans être un maître. Difficile démarche. Nous avons été nombreux, après 68, à avoir cette tentation. De cinq ans plus âgé que Finkielkraut, j’étais déjà dans le métier, en septembre de cette année-là, en poste au lycée Rotrou de Dreux, et je me rappelle mon étonnement, confrontant mon attente au conservatisme des lycéens. Leur soumission au magistère avait survécu aux événements. C’est la génération suivante qui a renversé les tables.

Finkielkraut se souvient. Il y avait des conflits, mais en gros, la nation était homogène. Depuis, il y a eu l’immigration, la révolution des moyens de communication, et le changement a cessé d’être un projet pour devenir un processus, il n’est plus ce que nous faisons, il est ce qui nous arrive. Et, préoccupation majeure, ce qui nous arrive, c’est une crise du Vivre ensemble.

 Zebda  On aura reconnu ZEBDA                                                                                        

Finkielkraut est très marqué par les questions mélangées de la laïcité, du voile, de l’école. J’admire beaucoup sa conviction, son sens de la formule, ses raccourcis même, et la culture à laquelle il est adossé, mais il me semble que sa douloureuse tendance au repliement face aux effondrements ne laisse pas suffisamment de place à l’espoir et à l’action dans ce qu’ils gardent de possible. L’intelligence demeure un horizon atteignable.

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Sa première leçon s’est centrée sur la laïcité. Il a rappelé la querelle du voile, automne 1989, Jospin qui se défausse sur le Conseil d’état, lequel botte en touche et en direction du niveau local fin novembre, avec in fine une circulaire ministérielle du (10/12/89  http://www.eps.ac-aix-marseille.fr/textes_creteil/citoyennete/121289c.html) qui ouvre surtout des contentieux. Devant leur inflation, Bayrou aux commandes du ministère tente vainement en 1994 un texte de clarification (circulaire du 20 septembre) qui ne clarifie rien.  Etc.

Après la commission Bernard Stasi de 2003, on en arrive à la loi du 15 mars 2004 : « Il est inséré, dans le code de l'éducation, après l'article L. 141-5, un article L. 141-5-1 ainsi rédigé :
’’Art. L. 141-5-1. - Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit’’ ». Elle est toujours en vigueur.

Longue histoire. L’école est un vieil enjeu du conflit laïques-cléricaux. Jules Ferry et Ferdinand Buisson (cf. note ci-dessous) sont évoqués. Et le schéma des lumières, admirablement résumé par Kant : Sapere aude (la formule est d’Horace (65-8); littéralement : Ose savoir). Affirmation que la finalité de l’enseignement laïque est de permettre aux élèves de devenir majeurs, de penser, in fine, par eux-mêmes.

Ferdinand Buisson    Ferdinand Buisson.(http://www.nobel-paix.ch/bio/buisson.htm)

Jeune professeur, il s'exile en Suisse pour ne pas prêter serment au Second Empire (Napoléon III) et enseigne à l'Académie de Neuchâtel de 1866 à 1870. En 1867, il participe au Congrès international de la ligue internationale permanente de la paix qui se donne comme but de créer les Etats-Unis d’Europe, nom que portera une revue dans laquelle il élabore un programme pour "l'abolition de la guerre par l'instruction". En 1890, il devient professeur de pédagogie à la Sorbonne. Partisan de la défense du capitaine Dreyfus, il participe à la création de la Ligue française des droits de l’homme en 1898, dont il sera président de 1913 à 1926. Partisan de la première heure de la Société des Nations (SDN), il se consacre ensuite au rapprochement franco-allemand surtout après l'occupation de la Ruhr en 1923, en invitant des pacifistes allemands à Paris et en se rendant à Berlin. Le plus âgé lauréat des Prix Nobel de la paix (86 ans), il distribue cette récompense à ses "fils adoptifs", les instituteurs de France, afin qu'ils puissent travailler au rapprochement des peuples par l'éducation des enfants.

Allusion au XVII° siècle, à l’acceptation après le passage de la réforme (protestante) d’un désaccord sur les fins dernières de l’homme qui s’impose pour surmonter la guerre de tous contre tous ; le relatif est accepté, la finitude est reconnue, la tolérance émerge. Benjamin Constant (1767-1830) est cité . Aucune conception du Bien ne doit prévaloir, aucune croyance ne doit régner. Constant écrit : « Que l’autorité se borne à être juste, nous nous chargeons d’être heureux ». De son Bien, une fois fait le deuil d’un tout absolu, chacun est juge.

Vivre-ensemble (côte à côte) versus Vivre-ensemble (à l’amble); foin d’un vivre à l’unisson, fusionnel ou communautaire, bien plutôt un vivre à distance, indépendant, chacun selon ses convictions, ses envies, ses aspirations, libre des autres et en paix avec eux. La revendication d’indépendance individuelle, voilà la liberté des Modernes, cette paisible jouissance de l’indépendance privée (Benjamin Constant). C’est cette liberté des Modernes qu’invoquent tous les défenseurs du voile, en France comme à l’étranger.

Finkielkraut témoigne  des propos tenus par un jeune manifestant musulman interrogé dans le cadre d’un reportage durant les semaines qui ont précédé le vote de la loi en 2004: « Nous ne revendiquons aucun privilège, nous voulons que l’école soit à l’image de la société telle qu’elle est. » Ce jeune n’invoquait pas le Ciel. Il n’était pas un confident du Très-Haut mais un porte-parole du monde réel. Il ne voulait pas soumettre l’école à une vérité transcendante, il contestait la transcendance indue de l’école, son privilège d’extraterritorialité, et demandait qu’elle soit absorbée dans l’immanence du social. Position parfaitement contraire à celle d’un Ferdinand Buisson pour qui l’école loin d’être à l’image de la société doit la tenir à distance.

Blaise Pascal est appelé à la rescousse. La distinction des trois ordres, des trois registres : l’ordre de la chair, l’ordre de l’esprit et l’ordre de la charité. La charité est située au sommet de l’échelle, elle témoigne de Dieu et entrouvre son royaume. Mais si son principe oriente les âmes, il ne gouverne pas les intelligences. Pascal est  éminemment laïque, il circonscrit le territoire de l’esprit. Et ce territoire – Finkielkraut cite Péguy au moment où se crée l’école républicaine - est celui de l’instituteur : « Ce n’est pas un président du conseil, ce n’est pas une majorité qu’il faut que l’instituteur dans sa commune représente. Il est le seul et inestimable représentant des poètes et des artistes, des philosophes et de tous les hommes qui ont fait et qui maintiennent l’humanité. Il doit assurer la représentation de la culture. »

On comprend que Finkielkraut, à relire ce texte, tombe aujourd’hui de haut. Combien d’enseignants se vivent encore comme les représentants des poètes et des artistes ? Cela dit, la vision me semble assez décalée pour le moins, incomplète. Le fond reste vrai, mais la formulation … On est là à côté de la cible. La défense de la culture est à dire autrement, davantage projetée vers l’avant, l’avenir. Culture-tremplin ? Quoi qu’il en soit, les temps ont changé. Le public aussi. Finkielkraut se réfère à un livre-enquête publié en 1999 ( Et pourtant ils lisent), où Christian Baudelot constate que « la pratique de la lecture n’est plus parmi les jeunes l’objet d’une valorisation et d’une légitimation aussi forte qu’il y a trente ans . Finis les ermitages et les isolements, les nouveaux moyens de communication, télévision, presse, magazine, téléphone portable, ordinateur, console de jeux, engendrent et forment peu à peu l’esprit à de nouvelles catégories mentales de perception et de réception. » Et Baudelot de plaider pour que les enseignants s’arrachent à la culture comme culte et s’ouvrent aux autres approches. Une étude de Mona Ozouf sur les manuels scolaires montrait dans l’un d’eux, en regard, page de gauche, Le Loup et l’agneau et page de droite, la Fiat Innocenti, petite voiture urbaine. Illustration, dit Finkielkraut, du rejet par l’école de la distinction des ordres (la Chair et l’Esprit, je suppose).

Dans un monde régi par la distinction des ordres, l’enfant ou l’adolescent était la même personne que l’élève mais ne se confondait pas avec lui. Une métamorphose subtile s’opérait dans la classe. L’enfant se séparait de ses humeurs, de ses affects, de ses besoins immédiats. Il devenait autre et c’est de cet autre, exclusivement, que s’occupait le maître. Les psychologues et les pédagogues refusent depuis longtemps cette distinction. Dans les années 1920, le philosophe Alain leur répondait déjà que « l’école n’est pas une famille plus grande ». L’enfant n’est pas l’enfant du maître, mais son élève. À l’époque d’Alain, c’est la blouse qui faisait de l’enfant un élève et signifiait que, pour être instruit, il fallait s’abstraire de soi-même.

Finkielkraut témoigne : Je n’ai pas porté la blouse, sinon dans le primaire, mais j’ai bénéficié de cette distinction. À présent, elle s’estompe. Il n’y a plus ni élève, ni enfant : nous sommes entrés dans l’ère du « jeune ». Toujours le même et toujours lui-même, à la maison, dans la rue, dans la cour de récréation, dans la classe ou sur Facebook, le « jeune » est un individu, certes en devenir, mais déjà sûr de ses choix, maître de la hiérarchie de ses buts personnels. La liberté des Modernes que Benjamin Constant, d’accord en cela avec Kant, réservait à l’adulte, revient de droit au « jeune ». L’école change de mandat. Il ne lui incombe plus de représenter la culture et d’y conduire les élèves, mais de former les jeunes et – voici le mot-clé – de s’ouvrir sur la vie. .... Désormais, avec François Dubet, on se félicite que les murs du sanctuaire s’effritent. (Sur Dubet, on peut lire mon CR d’une de ses interventions : http://ednat.canalblog.com/archives/2011/05/30/21263842.html)

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la_journee_de_la_jupe

Isabelle Adjani (en Sonia Bergerac)  dans La journée de la jupe.

La deuxième leçon a été placée sous le signe initial de la Galanterie française, titre d’un livre de Claude Habib (qui interviendra quelques semaines plus tard). Finkielkraut veut revenir d’abord sur la question du voile, dans une perspective qui l’occupera pour deux séquences sous le chapeau de l’Identité nationale.

La France, rappelle-t-il, est le seul pays qui interdise le voile à l’école. Dans la foulée, on y interdit aussi les croix trop voyantes ou la kippa, mais ce sont là de faux effets de symétrie, et c’est bien le voile qui est la cible.

Le fond de la question ressortit au principe de mixité.  Nous avons hexagonalement une tradition galante qui présuppose une visibilité heureuse du féminin. Or, le port du voile signe l’interruption du jeu galant ; finie la circulation de la coquetterie, l’heure de la stricte séparation des sexes a sonné.

La galanterie, pourtant, est une qualité. On en appelle à l’espagnol Balthasar Gracian (1601-1658), L’homme de cour,  traduit par Amelot , témoin d’un XVII° siècle qui savait manifester sa courtoisie aux femmes. Certes, il n’y a pas égalité dans la galanterie, mais elle oblige. Et pour David Hume, philosophe écossais des Lumières, l’exemplarité de l’intention généreuse se lit dans la pratique galante. L’argument, il est vrai, fait rire l’amphithéâtre : il pose l’exigence de civilité à l’égard des femmes comme fondée sur la certitude de la supériorité masculine. Désuet, assurément. Mais il ne faut pas caricaturer. Hume distingue deux mondes où brille l’esprit, le monde de l’érudition et celui de la conversation. Le beau sexe, dit-il, règne sur le second et même, en France, sur le premier. Et Finkielkraut de renvoyer à Julie de Lespinasse (1732-1776) ou à Mme du Deffand (1697-1780), la première d’ailleurs fille illégitime du frère de la seconde . La vie amoureuse de Julie de Lespinasse est par ailleurs un étonnant roman, mais qui n’a pas sa place ici . Ce qui n’empêche pas Finkielkraut de digresser un peu sur d’autres références. Sur l’Ecole des femmes, où Molière renverse le ridicule qu’il y a à être cocu, encore « respecté » dans Georges Dandin, pour fixer l’attention sur le ridicule qu’il y a à le craindre comme Arnolphe.

 Ecole des femmes  Agnès-Isabelle …

Le siècle classique, dit Finkielkraut ne se disait pas classique, mais se désignait comme siècle galant. Triste effet collatéral, les dérapages de DSK  ont induit aux Etats-Unis un débat sur cette galanterie française, pervertie en inconduite sociale des hommes de pouvoir et servant de camouflage à des pratiques de prédation sexuelle.

Et d’une Adjani l’autre, dans l’ordre inverse de mes photographies,  il dit deux mots sur le film de Jean-Paul Lilienfeld (cf. mon billet http://ednat.canalblog.com/archives/2009/04/02/13238424.html) , et la réplique (culte ?), suite à la proposition d’une journée de la jupe, de la ministre de l’intérieur (cinématographique) : « Et pourquoi pas une journée du string ? On a mis des siècles à avoir droit au pantalon ! ». On évoque le livre de Christine Bard …

 Pantalon  …  et l’introduction du pantalon lors de la Révolution française, un pantalon porté par le peuple ; le pantalon et non pas la culotte, symbole de l’ancien régime (d’où l’appellation : les sans-culottes). C’est le moment où les hommes renoncent  au décorum des rubans, parures et bijoux qu’ils laissent aux femmes.

 … Le pantalon rend libre le mouvement. Il ouvre l’âge du flâneur, figure si importante du XIX° siècle (renvoi à des pages magnifiques de Walter Benjamin, à propos de Baudelaire), quand leur vêture condamne les femmes à la sédentarité. Certaines se révoltent (George Sand transgressant une ordonnance de 1800 qui interdisait aux femmes les habits de l’autre sexe). En 1975 encore, Jacques Chirac se scandalisera de voir arriver en pantalon Alice Saunier-Seité au conseil des ministres. Dans Tableau noir : la défaite de l’école, Iannis Roder évoque une  autre convention, où le port de la jupe définit le statut de pute . Question de quartier. Deux mots sur Ni putes – Ni soumises

Dès lors au fond se rapprochent le voile et le pantalon comme dissimulations de la féminité ; mais par surcroît, dans le second cas, dans des codes précis : pas de jean-baskets, obligation du jogging-casquette.  N’y a-t-il pas là le signe que la violence des cités tient aussi à un déni de féminité, de galanterie ? Et on se retrouve avec Sohane, brûlée vive en 2002 par un amoureux éconduit et le documentaire de Cathy Sanchez, La cité du mâle, qui a prolongé l’affaire.

Finkielkraut soulève le problème  (le paradoxe ?)  d’une assignation à la féminité que combat le féminisme, parallèle à un déni de féminité qui aboutit à la violence.

Il termine cette séquence en évoquant l’existence d’une loi qui interdit dans l’espace public la dissimulation du visage (effectivement : loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010), évoquant par ailleurs la position d’Elisabeth Badinter qui voit dans le voile intégral une atteinte au principe de civilité, au principe de fraternité.

La loi évoquée a fait l’objet de critiques aux USA au nom des libertés individuelles. En légiférant – c’est Finkielkraut qui parle – on sort du libéralisme, assurément, mais le libéralisme implique à terme le multiculturalisme ce qui pose le problème du « chez soi ». Au Caire, à Kaboul, nous prenons conscience que notre civilisation n’est pas la seule, et le voile ne nous choque pas. Mais à Paris, « chez nous » au sens où au Caire ou à Kaboul, « ils » sont « chez eux », ce même voile se pose en défi à ce que nous sommes. Jusqu’où, et c’est aussi la question que pose cette loi, jusqu’où peut-on  poser et défendre une identité commune ?

Burka                  *        *           *       *         black-blanc-beur

Troisième leçon. Il s’agit de développer un peu autour de ce thème de l’Identité évoqué en fin de leçon précédente.

Le Thème, dit Finkielkraut, apparaît avec le romantisme et en réponse à la Philosophie des lumières et à la Révolution. Kant, pour définir les Lumières, parlait de sortir de la situation de mineur pour accéder à l’autonomie de la pensée, sans secours d’aucune autorité extérieure à la raison. Rabaut-Saint-Etienne (révolutionnaire … et guillotiné en 1793) est resté célèbre pour cette affirmation : Notre histoire n’est pas notre code. Et il ajoutait : « Pour rendre [le peuple] heureux, il faut le renouveler, changer ses idées, changer ses lois, changer ses mœurs, changer les hommes, changer les choses, changer les mots… Tout détruire ; oui, tout détruire puisque tout est à recréer. » A recréer … selon les normes de la raison.

Le romantisme politique s’est formé en réaction à cette entreprise. L’anglais Edmund Burke (un des plus grands penseurs réactionnaires, souligne Finkielkraut) est horrifié par la Révolution française. Il séjourne en France en 1789-90. Pour lui, les révolutionnaires détruisent les choses anciennes au seul motif de leur ancienneté. Il n’y a là, selon lui, que présomption. Il reproche aux esprits éclairés de secouer les vieux préjugés alors que ceux-ci sont la banque générale et le capital constitué des nations et des siècles, et qu’il vaudrait bien mieux employer sa sagacité à découvrir la sagesse cachée qu’ils renferment. Réhabilitation ici du préjugé en qui se fait entendre la voix des ancêtres, la voix des morts. Finkielkraut explique : ce qui fait l’humanité de l’homme, ce n’est pas l’arrachement au passé, c’est la filialité, la dette à l’égard des morts ; ce n’est pas l’autonomie, c’est l’appartenance ; ce n’est pas la capacité de s’abstraire de toute tradition, de toute détermination et de toute humanité particulière, c’est l’inscription dans un monde. L’homme n’est pas son propre fondement, il est issu d’une source qui le transcende et le précède. Extraire l’homme de sa tradition, le couper de ses pères, repartir de zéro pour fonder une société nouvelle avec des individus autonomes, cela ne peut conduire qu’à une destruction de ce qui est constitutif de l’humanité de l’homme. Voilà ce que disent les romantiques. Ils refusent de se couper de l’antériorité, des origines. L’objection identitaire faite aux Lumières et à la Révolution française est posée.

J-de-Maistre       Barrès           Cette objection se consolide encore au long du XIX° siècle. Et d’abord avec Joseph de Maistre (1753-1821) , autre grand penseur réactionnaire, qui s’élève, et Maurice Barrès (1862-1923) suivra  plus radicalement encore, contre le concept d’homme avec un grand H. Le premier: Il n’y a point d’homme dans le mondeJ’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc… Je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être persan : mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu.» Et le second, un siècle plus tard : « C’est toujours l’histoire des droits de l’homme. Quel homme ? Où habite-il ? Quand vit-il ? » Chez Barrès, nourri de certitudes anti-kantiennes, on tombe dans le déterminisme radical : L’individu s’abîme pour se retrouver dans la famille, dans la race, dans la nation. L’identité réduit chez lui à néant l’autonomie jusqu’à en arriver à ceci : Que Dreyfus est coupable, je le conclus de sa race. Ce modèle organique, où la société est une communauté qui précède et qui façonne ses membres, s’oppose violemment au modèle contractuel des Lumières où la société est une association d’êtres indépendants les uns des autres et réunis par un libre consentement .

Finkielkraut se réfère à Ulrich Beck (sociologue allemand ; 1944- ) pour qui l’Europe doit se construire à partir d’un rejet de l’Identité.  Après Barrès pour qui l’esprit est l’émanation de l’être, plutôt Julien Benda (l’hyper-kantien  Julien Benda (1867-1956), dit Finkielkraut) qui défend dans La trahison des clercs le distinguo de l’être et de l’esprit et l’affirmation qu’un arrachement  à soi est possible. Il cite aussi Alain Badiou  (1937 - ) qui voit dans la focalisation sur l’Identité (son pamphlet de 2007 : De quoi Sarkozy est-il le nom ?) une marche à terme au massacre (Auschwitz, etc.).

On parle de Frantz Fanon (1925-1961 ; martiniquais d’origine et quasi algérien d’adoption, de combat au moins, aux côtés du FLN), de la décolonisation, Fanon qui écrivait : La décolonisation est véritablement création d'hommes nouveaux. Mais cette création ne reçoit sa légitimité d'aucune puissance surnaturelle ; la "chose" colonisée devient homme dans le processus même par lequel elle se libère. Je ne veux pas chanter le passé aux dépens de mon présent et de mon avenir. Je ne veux pas être esclave de l'esclavage. Je ne veux qu'une chose, que cesse à jamais l'asservissement de l'homme par l'homme, c'est-à-dire de moi par un autre. Qu'il me soit permis de découvrir et de vouloir l'homme où qu'il se trouve. Fanon et son programme :  Faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf. On évoque le philosophe italien Gianni Vattimo (1936 - ) qui est actuellement député européen.  Evocation aussi de concepts : l’Europe, l’universalisme, la vocation missionnaire, l’hospitalité …  Il ne s’agit plus, aujourd’hui, pour l’Europe, de convertir qui que ce soit ; d’installer, plutôt, un romantisme pour autrui , où nul n’oblige personne à renoncer à ce qu’il/elle est … Finkielkraut convoque Florence Dupont. Dans son livre Rome, ville sans origine, la grande latiniste et fille de Pierre Grimal veut contribuer à  repenser et déconstruire l'idée contemporaine d'identité nationale en s’appuyant sur cette société ouverte , multiculturelle, qu’était la société romaine, où tout citoyen romain, d’une façon ou d’une autre, venait d’ailleurs.

J’ajoute cet extrait, éclairant, d’une interview de Florence Dupont au Point : … le sol de Rome est potentiellement partout. ‘‘Origo’’ est un terme complexe (…) qui ne correspond pas exactement à ce que nous appelons "origine". Il correspond à une conception du temps et de l'espace très différente de la nôtre. Au moment où quelqu'un devient citoyen romain, quelle que soit son origine géographique ou ethnique, la communauté lui attribue automatiquement une ‘‘origo’’ romaine. Tout se passe alors comme si un de ses ancêtres était venu s'installer dans une cité dont les habitants ont la citoyenneté romaine. Mais il s'agit d'une fiction, d'une histoire inventée. On ne sait pas si cet ancêtre a existé, et après tout, cela n'a pas beaucoup d'importance. Ce qui a de l'importance, c'est qu'il soit devenu citoyen romain, qu'il fasse partie de cette communauté. Il s'agit d'un jeu avec le temps que l'on retrouve aussi dans le cadre de l'affranchissement d'un esclave. À partir du moment où il est affranchi, c'est comme si l'esclave avait toujours été libre, comme si son existence d'homme servile n'avait jamais eu lieu. C'est une sorte de ‘‘reset’’, comme on dit en informatique, qui réinitialise tout. Je pense donc que l'on peut se passer d'identité nationale, comme le faisaient les Romains.

Un témoignage intime que je lui avais déjà entendu faire dans une émission télévisée. Finkielkraut a visité ce qui fut son école communale, rue des Récollets, dans le 10ième  arrondissement de Paris. Il y a vu une carte du monde avec des photos d’élèves, géographiquement épinglées, portant la mention : Je suis fier de venir de … ‘‘Fierté de venir de’’ qui peut signer le caractère nauséabond de l’idée d’être Français, dans cette France où toute origine est bonne, pourvu qu’elle soit autre.  L’identité nationale comme un traumatisme… Le rapport de Jean-Pierre Obin (2004 - Les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires - www.education.gouv.fr/pub/edutel/syst/igen/rapports/rapport_obin.pdf) est cité. La lecture du livre du géographe Christophe Guilluy, Fractures françaises, est conseillée. Les autochtones ont aujourd’hui perdu leur statut de référents culturels vis à vis de l’immigration et ils en souffrent (et regimbent). Ce n’est pas – dit Alain Finkielkraut – du racisme. Il renvoie à Claude Levi-Strauss et à sa conférence à l’Unesco de 1952 sur Race et Histoire. Il reviendra à l’Unesco vingt ans plus tard pour prononcer une nouvelle conférence, Race et Culture, qui fera scandale. On y lit : « ... toute création véritable implique une certaine surdité à l'appel d'autres valeurs pouvant aller jusqu'à leur refus et même leur négation. Car on ne peut, à la fois, se fondre dans la jouissance de l'autre, s'identifier à lui, et se maintenir différent. Pleinement réussie, la communication intégrale avec l'autre condamne, à plus ou moins brève échéance, l'originalité de sa et de ma création. » (On trouve un article intéressant sur le sujet à l’adresse : http://www.laviedesidees.fr/Cosmologies-de-Levi-Strauss.html )

Finkielkraut rappelle la définition (sauf erreur de ma part dans Race et Histoire) du racisme selon Levi-Strauss, qui repose sur quatre conditions :

- Affirmation d’une corrélation entre patrimoine génétique, aptitudes intellectuelles et dispositions morales.

- Affirmation qu’un même patrimoine génétique est commun à tous les membres de certains groupes humains

- Affirmation que ces groupes, dès lors appelés races, peuvent être hiérarchisés en fonction des  caractéristiques  (de la qualité) de leur patrimoine génétique

- Affirmation que ce classement autorise les races dites supérieures à commander, exploiter, et éventuellement détruire, les autres.

Pour terminer son exposé, Finkielkraut questionne : Ne sortons-nous pas de l’âge de la transmission ? Selon Régis Debray, les nouvelles générations se noient dans la chronologie … L’identité est pourtant un lien entre les vivants et les morts, un lien fragile. Un lien qui parle d’héritage, un héritage qu’il faut savoir accueillir, défendre, agrandir. Il y a, dans la question de l’identité, un affrontement entre synchronie et diachronie. Un affrontement douloureux. Et Finkielkraut conseille pour conclure la lecture du petit livre de Simone Weil, écrit en 1942, L’enracinement. Un ouvrage tout à fait étonnant où la philosophe, à propos de son amour de la France et des projets qu’elle fait pour elle, quand le conflit se terminera, parle de patriotisme de compassion. Il s’agit là de tendresse pour une chose belle, précieuse et périssable…

On peut se reporter sur le thème de cette troisième leçon à l’intéressant affrontement d’Alain Finkielkraut et d’Alain Badiou (le Nouvel Observateur): http://www.contre-dits.com/?p=11534

Une remarque tout à fait personnelle et complémentaire – De Simone Weil, je n’ai longtemps retenu que ceci, que je faisais noter en début d’année aux collégiens – quand j’en ai eu - sur leur carnet de correspondance et qui m’a eu servi, par l’obligation de le recopier vingt fois, de (sotte ?) sanction :  « Bien qu’aujourd’hui on semble l’ignorer, la formation de la faculté d’attention est le but véritable et presque l’unique intérêt des études. ».

Lire L’enracinement est une expérience étonnante. Il se dégage progressivement, et de façon progressivement accablante, un mysticisme épuisant qui me semble un défi à la raison sinon au simple bon sens. Je reste stupéfait quand je vois Finkielkraut recommander cette lecture à des jeunes gens d’aujourd’hui. Simone Weil est une de ces figures admirables qui me restent totalement incompréhensibles. Sa vertu extrême attire la compassion mais décourage l’empathie. Elle est morte à 34 ans, j’en ai le double et je me demande toujours où des parcours si brefs trouvent les certitudes affirmées d’une compréhension lumineuse du monde qui tend à faire douter de leur équilibre. Il y a dans ce petit livre des fulgurances, nombre de réflexions intéressantes, des raccourcis historiques passionnants, mais sa marche à l’illumination m’a laissé sur la touche. Très daté historiquement, entièrement tourné vers la défaite espérée de l’Allemagne dans le second conflit mondial, cherchant ou affirmant chercher les voies d’un renouveau  français à construire sur des cendres, il accable Rome de tous les maux, témoigne pour la Grèce antique d’une ferveur platonicienne qui déplore l’aristotélisme et fait douter de sa pertinence et de son efficacité vis-à-vis de la classe ouvrière à laquelle il s’adresse quand il présente le travail physique consenti comme la forme la plus parfaite, après la mort consentie, de la vertu d’obéissance et en induit qu’il doit être le centre spirituel d’une vie sociale bien organisée. Un de ces jeunes d’aujourd’hui qui n’ont pas les faveurs de Finkielkraut dira : Oups !

On ne saurait juger sur un seul livre et ma vision est nécessairement caricaturale, mais pour un matérialiste endurci, pour un rationaliste à tout crin, le choc est rude, et triste.

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Leviathan_livre Alain Finkielkraut entame sa séance de conclusion par Thomas Hobbes, Leviathan, publié en 1651. Il rend hommage à sa lucidité moderne ou plutôt intemporelle, dans la dénonciation du déplaisir que nous avons à être confrontés à nos semblables dont nous attendons – au besoin par l’usage de la force – qu’ils reconnaissent notre valeur et – partant – notre supériorité, ce qui induit la nécessité, pour ‘‘faire société’’ d’une puissance supérieure qui gère, en les évitant / interdisant, les conflits d’ego.

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La violence contemporaine serait largement le désir d’être respecté ; elle s’ancre dans l’interdiction d’un regard autre que de soumission. Tout devient irrespect, jusqu’aux mauvaises notes. ‘‘C’est quoi cette vieille note ?’’, question d’élève à la remise des copies  (Véronique Bouzou – Ces profs qu’on assassine ). Envisager de toucher aux vacances scolaires est un manque de respect. La rentrée 2011 a connu une rumeur selon laquelle les congés d’été seraient raccourcis… et des voitures ont brûlé au Chesnay ! Hobbes (1588 – 1679), a écrit Leviathan dans une Europe ravagée par les guerres civiles. Il y voyait trois causes principales : la compétition (on se bat pour le profit), la défiance (on se bat pour la sécurité), la gloire (on se bat pour la réputation). Et il a pensé la politique comme un moyen de pacifier le vivre ensemble. Il plaide pour l’élaboration d’un contrat social, d’une convention, faisant armistice,  un traité de non agression fondé sur le principe d’un moins pour un plus. Finkielkraut fait à ce moment-là une référence (pour moi étonnante, mais en fait ce n’est pas la première) à ce personnage atypique de la littérature contemporaine (qu’il apprécie) qu’est Renaud Camus, voyant dans son ‘‘in-nocence’’ (volonté de ne pas nuire) une version de ce ‘‘moins’’. Il s’agit de se dépouiller d’une part de sa liberté pour fonder un pacte de respect mutuel, mais un respect au sens kantien ainsi défini : « Le respect est une maxime de restriction, par la dignité de l’humanité en une autre personne, de notre estime de nous-même »

Face aux agressions, aux déprédations, à toute forme d’empiétement, sous le terme générique d’incivilité, tout le monde y compris Libération, journal, issu de mai 68, de la levée des inhibitions, du combat contre la restriction du moi, tout le monde en appelle au respect. En 68, on voulait se libérer des conventions bourgeoises. Au printemps 2011, Libération organise un forum sur le thème : Respect, un nouveau contrat social. C’est que l’avidité a supplanté la fraternité. Le remplacement des convenances par le ‘‘cool’’ a provoqué des conséquences inendiguables. Et l’irrespect est d’autant plus ravageur qu’il n’est pas ‘‘l’autre du respect’’, mais ‘‘un autre respect’’. Deux régimes sont possibles : le respect prôné par Kant, le respect dénoncé par Hobbes. Et ces deux respects vont à l’affrontement. Avec, autre version, le choc aussi de deux civilisations : virilité exacerbée d’un côté et femmes emprisonnées, douceur de l’échange de l’autre. Et – il l’avait déjà cité – Finkielkraut cite Thornton Wilder (1897-1975) parlant, à propos des relations entre les deux sexes et pour s’en étonner admirativement, de cette ‘‘basse continue de flirt respectueux qui existe en France entre chaque homme et chaque femme’’ (undertone of respectuous flirtation between every man and woman in France). Finkielkraut note (regrette ?) que peu de chercheurs en sciences sociales se soient penchés sur une possible ethnologie de la susceptibilité. Il dit : le politiquement correct,  conformisme idéologique de notre temps.

Un extrait de Tocqueville : « Lorsque les conditions sont inégales, et les hommes dissemblables, il y a quelques individus très éclairés, très savants, très puissants par leur intelligence, et une multitude très ignorante et fort bornée. Les gens qui vivent dans les temps d’aristocratie sont donc naturellement portés à prendre pour guides de leurs opinions, la raison supérieure d’un homme ou d’une classe, tandis qu’ils sont peu disposés à reconnaître l’infaillibilité de la masse. Le contraire arrive dans les siècles d’égalité. A mesure que les citoyens deviennent plus égaux et plus semblables, le penchant de chacun à croire aveuglément un certain homme ou une certaine classe diminue. La disposition à en croire la masse augmente et c’est de plus en plus l’Opinion qui mène le monde. Non seulement l’opinion commune est le seul guide qui reste à la raison individuelle chez les peuples démocratiques, mais elle a chez ces peuples une puissance infiniment plus grande que chez nul autre. Dans les temps d’égalité, les hommes n’ont aucune foi les uns dans les autres  à cause de leur similitude, mais cette même similitude leur donne une confiance presque illimitée dans les jugements du public, car il ne leur paraît pas vraisemblable que, tous ayant des lumières pareilles, la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand nombre. » L’émancipation intellectuelle que procure la démocratie a pour effet pervers de construire ainsi des opinions toutes faites  qui dispensent l’individu d’user de cette liberté de penser qui lui est ouverte / offerte. Et Tocqueville ne s’y résout pas. Il considère certes que la démocratie qui fait de la liberté un droit de l’homme est un progrès décisif , mais il met en garde. On trouve d’ailleurs la même mise en garde chez Georges Orwell.

Mais le politiquement correct s’est installé, et il met en musique les ‘‘plus jamais ça’’ des grands traumatismes du XX° siècle, au point que nous en venons à minimiser certaines choses, par crainte de verser dans un politiquement abject dont on est prompt à nous étiqueter. C’est néanmoins une crainte salutaire. Souvenons-nous que les dreyfusards étaient minoritaires et que rien ne nous garantit que leur victoire soit définitive. Le bouc émissaire peut rejouer sa partie dans les difficultés du moment, pour reconstruire une cohérence sociale. ‘‘Le ventre est encore fécond, d’où est sortie la bête immonde’’ (Brecht). Mais cette crainte ne justifie pas tout. Il faut s’arracher au dilemme, le dilemme entre idéologie malfaisante et idéologie masquante, entre politiquement abject et politiquement correct ; il ne faut pas excuser certaines choses au motif qu’elles contrediraient ce qu’on croit juste. Il faut rester vigilant. Et Finkielkraut revient aux critères déjà  cités de Levi-Strauss pour souligner que parler de racisme à tort et à travers  c’est prendre le risque de vider le terme de son sens.

Et il faut être conscient de ceci: Que le malaise dans notre civilisation procède aussi de cette civilisation même. Finkielkraut commence par une phrase qui m’a profondément touché : Les grecs, qui sont bien plus nos ancêtres que les gaulois … Il parle de « l’aïdôs », terme pour lequel le dictionnaire Bailly propose sentiment de l’honneur, honte, pudeur, crainte respectueuse, respect ... Finkielkraut retient : réserve, pudeur. Aristote disait que l’enfant qui n’a pas encore le « logos » (ici, la faculté de raisonner, la raison, le bon sens …) peut y accéder grâce à l’aïdôs dont il est naturellement doué / doté. Il cite Solange Vernières (Ethique et politique chez Aristote) expliquant que l’enfant, soucieux de l’image qu’il donne, écoute ce qu’on lui dit. Un équivalent de l’aïdôs, religieux, pourrait se trouver dans la pensée juive de l’étude : ‘‘sans crainte, point de sagesse’’. On y trouve l’image de la crainte de Dieu comme grange dans laquelle la sagesse de Dieu se conserve. La modernité, le sapere aude, a donné une place à cette crainte  sous la forme du respect dû à la culture. Il évoque les œuvres du patrimoine, énonçant : Qu’est-ce qu’un classique ? C’est un livre dont l’aura ne naît pas de la lecture, mais la précède. Nous le lisons avec le sentiment que ce n’est pas nous qui le jugeons, mais lui qui nous juge . Nous admirons avant de comprendre , et parce que nous admirons, nous comprenons. Et il dit : Eschyle, Racine, Faulkner. Je préciserai que je n’adhère pas sans réserve à ce paradoxe de la soumission éclairante …

L’aïdôs n’a pas disparu. La crainte laïque existe encore, mais elle ne va plus ‘‘de soi’’. Et une partie du public scolaire en est dépourvu. Il évoque, lisant chaque fois un court passage, trois « livres de profs » : Autoportrait du professeur en territoire difficile (Aymeric Patricot- lu - voir mon billet <http://ednat.canalblog.com/archives/2011/05/02/21035237.html>), Tableau noir – La défaite de l’école (Iannis Roder – non lu), Tombeau pour le collège (Mara Goyet – Lu - Intéressant), pour conclure des témoignages de comportement de classe rapportés : ‘‘l’aïdôs s’efface, le corps s’affiche, s’étale, s’esclaffe’’ . Les « profs » sont abasourdis, et ils sont seuls. Certes l’institution s’inquiète, mais elle est tétanisée, pire, elle scie la branche sur laquelle elle est installée. Ces jeunes, c’est elle qui les a dispensés d’aïdôs en les accueillant ‘‘en tant que jeunes’’ et en décidant de composer ‘‘avec leur culture’’, sous le règne du signe ‘‘égale’’ : l’équivalence a triomphé de l’éminence. La culture est devenue horizontale, elle est devenue ‘‘les cultures’’ ; les grandes œuvres ont été remplacées par ‘‘tout ce qui est’’ et c’est ‘‘tout ce qui est’’ qui est devenu culture. L’opposition fondatrice entre la culture et l’inculture s’est dissoute dans le ‘‘tout culturel’’. C’en est terminé de l’élévation de l’inculture vers la culture au profit de l’avènement de la reconnaissance universelle. Les ‘‘pride’’ prolifèrent, nous sommes entrés dans ‘‘l’âge du fier’’,  selon la fulgurante formule de Philippe Murray.

Mais Finkielkraut se reprend : il faut malgré tout faire sa place au multiculturalisme ; simplement, sa place, pas toute la place. Les universités américaines ont révisé le canon classique du DWEN (Dead white european men). Ils nous infligent néanmoins, ces grands classiques, une salutaire blessure narcissique. Lointain héritier d’Aristote, le philosophe Léo Strauss (1899-1973) rappelait que l’éducation libérale, commerce permanent avec les grands esprits, est un entraînement permanent à la modestie la plus haute, pour ne pas dire à l’humilité.

En prenant le parti anti-kantien de combattre toute restriction de l‘estime de soi,  notre société a cru pouvoir faire fond sur la reconnaissance mutuelle et égalitaire pour venir à bout de la violence et elle a ainsi exacerbé le phénomène qu’elle pensait éradiquer.

Et pour conclure assez tristement, la crise du vivre ensemble, qui est peut-être l’événement majeur qui nous arrive, elle est ce que nous en avons fait. Et la démocratie a dès lors d’autant plus de mal à faire face à cette crise, que celle-ci est un produit inexorable de son évolution.                                                                     

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 Un commentaire - Agir?

NuPlantu1Carla

Il est assuré qu’entre le nu d’Eugène Atget (une prostituée), l’enfermement souligné par l’humour de Plantu (burqa) et la liberté hédoniste et ravissante d’une future ex-première dame de France, la palette est large des choix de société que désigne la place de la femme. Et cette place, si l’on suit bien le propos de Finkielkraut, le rapport de relation qu’elle induit avec le sexe opposé, marquent profondément le vivre ensemble qui en ressort harmonieux ou fracturé . 

Où placer sans indignité, dans ces images, l’émouvante Simone Weil ?

Simone Weil  A quel point d’équilibre situer son appel à la beauté du bien ? Comment reconstruire , ré-enraciner dans une tolérance laïque tendue vers l’intérêt général, un avenir accueillant pour tous, signifiant ?  Alain Finkielkraut reste beaucoup dans l’orbe du constat, amer, assez seul  dans le champ culturel où sa pensée se déploie, appuyée sur ces grands esprits qui l’accompagnent et dont parle Léo Strauss, qui lui sont si chers, et qu’il voit piétinés, réduits à néant par l’ignorance insolente qui fait son lit au creux des classes des collèges. Ecœurement sans doute.  Il ne faut pourtant pas renoncer à espérer.

Il me semble que ce sont les conditions de cet espoir qui manquent à ses leçons, la définition des conditions dans lesquelles il pourrait renaître. 

Il faudra, quoi qu’il en soit, continuer à vivre ensemble.

école  La réponse est dans l’école, me semble-t-il, une école à refonder, entièrement.

Comment utiliser le matériau analytique fourni pour rebondir ?

Le public d'Alain Finkielkraut, ici, est celui des élèves de l’Ecole Polytechnique.

Il y a là, potentiellement, nombre de décideurs de demain.

Ses leçons de réflexion humaniste, elles doivent les aider à se projeter vers des solutions, elles devraient peut-être davantage commencer à leur proposer un canevas, davantage esquisser des pistes, provoquer une soif réformiste qui ne les cantonne pas à la recherche d’une réussite individuelle, dire explicitement certes voilà ce que je vois, mais aussi, quoi que je vous en dise, que des combats restent possibles et qu’aucun n’est perdu d’avance. Dire mais à votre âge et dans votre position, ce sera à vous d’inventer. Les échecs de 68, que Finkielkraut vit si mal, ce ne sont que des victoires ratées.

Il manque dans le discours si riche et si intelligent qui leur est présenté, une flamme. Il reste une lumière au bout du tunnel. Il faut aider la génération qui est là, dans l’amphithéâtre, à l’apercevoir et à en tirer les conséquences personnelles qui s’imposent. Tous n’en seront pas dessillés, mais quelques-uns peuvent suffire.

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