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AutreMonde
9 avril 2010

Paradis noirs (Pierre Jourde) : une relecture

Quoi qu’il en soit, les visites de vieux collèges, les vieilles bâtisses avec leurs galeries intérieures couvertes où se sont entassés tant de gamins, les vieilles salles de classe, estrade et tableau noir, semi-obscurité et tables tachées d’encre, tout cela me plonge dans des nostalgies imbéciles qui me mettent la larme à l’œil en même temps que remonte cette inépuisable ambition de transmettre et de faire partager ce qu’on a aimé et compris qui fait le fond des vocations  et résiste inexplicablement à toutes les avanies.

Alors, on lit avec émotion Louis Guilloux (Le sang noir) comme on se régale des pages hautes en couleur de Gabriel Chevallier (Sainte-Colline). Je relisais Sainte-Colline à peu près dans les temps où je lisais Paradis noirs. Erreur de programmation, peut-être. Il n’est pas impossible qu’à vouloir comparer, j’ai biaisé, adossé au premier, l’approche du second. Quoi qu’il en soit, ma chronique de mai 2009 s’appuyait sur cette proximité… et m’a valu en différé de Pierre Jourde, s’en émouvant dans la foulée de mon compte-rendu de son passage chez Compagnon,  après qu’il a eu contesté celui-ci, une roborative volée de bois vert concernant celle-là. Pour tout dire, je n’en ai pas été fâché. Quoi de plus inattendu mais aussi de plus tonique pour un critique au petit pied que de se voir soudain promu au rang d’interlocuteur acceptable et pour cela même, étrillé. On a les satisfactions qu’on peut.

D’accord, mais sur le fond ?

Et bien, mais, j’ai relu.

Paradis noirs et ma chronique du 29/05/2009.

Et je dois le reconnaître – il m’était arrivé la même chose avec La Tache, de Philip Roth que le dernier essai de Finkielkraut m’a fait relire et reconsidérer (cf. chronique AutreMonde du 20/11/2009) – j’étais assez largement passé à côté. Paradis noirs est un livre d’une grande ambition et d’une grande puissance.

J’avais senti l’ambition et mal compris la puissance, nourrie de richesses et de densité. Ma critique était trop d’humeur et trop superficielle. Personne n’est parfait.

Un vieil écrivain se souvient d’un épisode via lequel il a été renvoyé à des réminiscences qui l’ont reconduit à des souvenirs de collège et d’adolescence. Il y a là un feuilleté d’espace-temps qui scande une vie en quelques périodes fortes : entre dix et vingt ans, vers quarante ans, vers soixante ans, et dont vingt ans plus tard encore, il s’agit de démêler le sens dans une mise en perspective qui se développe aux marges et au travers  d’un héros magnifiquement désespéré – de ceux qui plaisent tant à Dominique Fernandez, la grâce de tous les dons et le goût du désastre – promenant sa silhouette fantasmatique aux frontières du réel assez incertain qu’habite le narrateur dont on se demande s’il n’est pas en train, conteur (raconteur) fasciné,  de ne lui donner vie à titre personnel qu’en l’écrivant.

Les emboîtements chronologiques sont parfois un peu compliqués.

Comment rendre compte du livre à qui ne l’a pas lu ?

J’ai pris des notes cette fois, contrairement à la première, deux pleins feuillets recto-verso, ils sont là, mais qu’en faire ? Des notes décousues, des renvois de pages, des débuts de paragraphe, l’esquisse d’un provisoire jugement … Recopier ? Elaguer ? L’ensemble a-t-il seulement un sens ?

Une belle méditation ouvre l’affaire, une Laure disparue dans l’illusion profonde et nostalgique des affections d’enfance et qui se sont interrompues.

Et puis, première notation :« Ce corps d’enfant penché sur la copie quadrillée n’est plus le mien, mais je l’ai occupé lui aussi. »

Et tout de suite après, cette noirceur sans fond, dès le début, dont s’emplira le vieux collège, et, partant, le roman : « Car nous étions laids (…) Beaucoup semblaient le résultat d’un ratage : les obèses dont la graisse flacide tremblait au moindre mouvement, ceux dont le torse de tonneau s’emmanchait mal sur des pattes grêles, ceux dont les yeux globuleux et la lippe toujours humide évoquaient des crapauds (…) Sur toute cette enfance, une vieillesse précoce semblait s’être abattue, avec ses disgrâces, la couperose, les cheveux rares, les petites manies, la puanteur. Lorsque  je songe à ce temps, je me sens heureux que ce monde ait disparu. Je voudrais qu’il n’ait jamais existé. »  La peinture – et cela continue – est terrible. Ce ne sont pas des écoliers, mais des damnés, des réprouvés  comme on en voit sculptés  au portail parfois des églises.

« Notre entrée dans ce collège était un adieu à l’enfance. » Et il y a dans cet arrachement, et dans ces années en institution religieuse – car il s’agit d’une institution religieuse – qui en sont le moyen, un traumatisme dont ni le narrateur, ni ce possible autre versant de lui qu’est le héros désespéré qui vient parfois marcher à ses côtés ne peuvent se remettre. L’un des deux se fait illusion, qui écrit. Pas l’autre, qui creuse dans le dégoût le lit de ses renoncements où s’enterre sa soif d’absolu. Ils étaient trois, soudés  ensemble, à Saint-Barthélémy. Seul le troisième a l’apparence d’avoir à peu près réussi sa mue et permet au roman quelques respirations.

Des trouvailles : « Le Très Cher Frère Augustin [le directeur de l’Institution] se manifestait sous l’apparence d’un homme pâle (…) On le surnommait Napoléon, à cause de sa petite taille (…) et surtout parce qu’il gardait toujours les doigts de la main gauche glissés dans l’échancrure de sa soutane. Il portait souvent des gants, notamment lors des remises de prix. Certains prétendaient qu’il cherchait ainsi à dissimuler son onzième doigt, une phalange atrophiée rattachée à son index. Le onzième doigt de Napoléon occupait en débats les moments d’ennui. Les uns juraient l’avoir vu extraire la main gauche de sa soutane et qu’elle était normale, d’autres assuraient qu’un élève qu’ils connaissaient, convoqué dans le bureau de Napoléon, avait vu se poser sur son épaule la main à six doigts du directeur, tandis que celui-ci lui soufflait au creux de l’oreille des phrases bizarres, que le garçon n’avait jamais voulu répéter. »

Une belle réflexion sur l’indifférence : « Et puis cette histoire, je suis trop seul avec elle (…) Il me faut la montrer, tout entière ,sans donner dans la créature exotique et l’article pittoresque, sans faire le charlatan bonimentant sa curiosité. La vérité m’oblige à me départir de l’oubli et de l’indifférence. Mais, ce faisant, j’enlève à mon histoire l’essentiel de sa vérité. Plus je cherche à lui donner de l’importance pour mieux la tirer de son long séjour dans l’inexistence, plus je viole le repos qui fait aussi partie de sa nature. Car notre histoire est constituée d’indifférence, pas seulement la nôtre à l’époque, celle que nous nous targuions d’éprouver devant l’émotion et la souffrance, elle est constituée d’indifférence comme le sont toutes les histoires, des plus anodines  aux plus tragiques, où l’on a beau pleurer, s’arracher les cheveux et se couvrir la tête de cendres, il y a toujours, tout au fond, quelqu’un, quelque chose qui s’en fout. »

Je m’aperçois qu’ici ou là, comme c’est peu dans ma nature, j’ai relevé des allusions alcoolisées qui semblent indiquer une assez nette propension à lever le coude. On n’épargne pas le bon vin et on arrose la remontée des souvenirs au whisky … Là, il y a des conflits de tempérament, et je relève que j’ai noté, dans la marge de la page 129 de l’édition Gallimard : ‘‘Comment s’entendre avec un type qui pense que l’amitié, l’amour et le vin constituent la substance fondamentale de l’existence’’ ? Je ne crois guère aux sentiments, tout du moins ainsi formulés, et je n’ai jamais bu. Passons …

Dans les pages cinquante, admiration pour la formidable mise en scène d’une entrevue de François, l’avatar romantique du narrateur, avec le directeur de Saint-Barthélémy, l’homme au onzième doigt. L’ambiance vaguement gothique, l’haleine fétide de Frère Augustin, le discours contourné sur la violence et la sexualité, le soir qui tombe et la voix d’ombre, le livre d’images, la fuite… La puissante densité du texte s’impose.

Et puis les femmes, la mère, et puis les vieilles, surtout les vieilles et plus encore, surtout l’aïeule. Il n’y a pas d’homme dans cette parentèle compliquée où François a enraciné des envies d’absolu et des frénésies de gâchis, sinon un seul, petit héros du quotidien en béret basque, du côté des tantes, silhouette effacée, discret survivant de 14-18 éternellement penché sur son établi. J’ai cru retrouver là  la configuration de mon enfance, famille maternelle implantée à Tarbes. Trois vieilles filles repasseuses du côté du Foulon, vieille bâtisse et vieille cour, où donnaient de petites échoppes. Il y avait eu un frère, un Baptiste, ébéniste de son état, meilleur ouvrier de France. Et puis deux autres tantes aussi, avec une aïeule, leur mère, rue du Corps-Franc Pommiès. De ce temps-là, on disait : route de Pau.  J’allais des unes aux autres en vélo. Toutes mes vacances scolaires. Jusqu’à vingt ans. C’était plein d’amour lumineux et je m’en suis remis. Pas François.

Pages poignantes et magnifiques. Le livre, peu à peu, va se solidifier autour de ce thème. Il y a d’autres anecdotes, il y a d’autres échappées, le tissu du récit est riche, très serré, et puis des ruptures, le narrateur part en résidence d’écrivain, occasion de quelques coups de griffes, il doit bien y avoir des clés …. et pour revenir à François : un Serge souffre-douleur, une Chloé sacrificielle, dans ou après le trou noir du collège, etc., mais ce sont elles, les vieilles  et puis non,  finalement c’est elle, l’aïeule, la servante baudelairienne, qui va prendre sur ses épaules tout le poids écrasant de ce paradis noir où s’est engluée une vie dont le roman nous peint obstinément les tristes restes hallucinés.

Une enfance durant, l’aïeule a  cuisiné …:

« La pauvreté de l’aïeule les cantonnait la plupart du temps aux œufs et aux sardines à l’huile. Mais les tantes le savaient, et lui donnaient de temps à autre un coq ou un lapin qu’on leur avait apporté de la campagne.

Alors, c’était jour de fête. Une fête pour eux deux. L’aïeule descendait au fond de la cave la plus noire chercher le charbon et les pommes de terre. Le coq était glissé dans le vin noir et les aromates, comme un dieu mort, comme un pharaon préparé pour un séjour dans l’éternité de leurs entrailles. L’aïeule faisait cuire la tête, dont elle était friande. Lorsqu’on soulevait le couvercle, ainsi qu’on eût ouvert un tombeau, on apercevait, baignant dans des jus ténébreux, cette tête couronnée, méditative, les yeux fermés sur on ne savait quelles pensées. Le fumet de ces cogitations répandait dans toute la maison quelque chose de funèbre et d’appétissant.

Près d’une heure avant le dîner, l’aïeule faisait sauter des pommes de terre dans une gigantesque poêle. Une fois qu’elles étaient saisies, elle les couvrait et les laissait fondre longtemps. Lorsqu’elle les servait, saupoudrées d’ail et de persil, elles étaient à la fois croustillantes et moelleuses. Etc. »

… réglé des couchers ritualisés :

« [Les nuits où il restait dormir chez l’aïeule…] Ils couchaient dans le même lit, car il n’existait pas d’autre chambre disponible. L’hiver, comme la chambre n’était pas chauffée, elle bassinait les draps avec les braises du poêle, et plaçait tout au fond deux briques brûlantes enveloppées d’un torchon. On s’enfouissait sous un immense édredon rouge  qui avait les ondulations et le souffle tiède d’un corps vivant. L’aïeule dormait dans une grande chemise de nuit blanche, et elle portait un bonnet comme dans les gravures anciennes. Son corps trapu sentait le savon noir et aussi parfois d’autres parfums plus forts qui ne gênaient pas François. Il avait l’habitude, alors, des odeurs puissantes qui semblent avoir disparu. Ce sont ces moments-là surtout dont il disait ne jamais avoir été capable de s’arracher tout à fait. Etc.»

… et orchestré leurs endormissements :

« Il entendait la voix de l’aïeule, tout près de lui, que l’absence de dentier modifiait bizarrement, comme si le port de cette prothèse maintenait pendant le jour une personnalité artificielle. La pénombre lui restituait sa vérité, avec sa voix authentique, moins articulée, plus vulnérable, plus proche du bredouillement, d’une sorte de pâte verbale dans laquelle il lui semblait percevoir le mélange intime des mots et de la substance des choses qu’ils évoquaient. Car dans ces moments d’avant le sommeil, la voix de l’aïeule n’énonçait presque plus rien qui fît sens, à peine des phrases articulées, des mots compréhensibles, et pourtant François ne la comprenait jamais si bien. Il n’y avait pas réellement de sujet, juste une rumination du jour achevé, un remâchage tranquille du moment, de l’obscurité, du calme, de la tiédeur des draps, qui s’adressait à François aussi bien qu’à elle-même.

Rien ne pouvait mieux le rassurer et l’emmener vers le sommeil que ces discours de l’ombre, qui imperceptiblement s’éloignaient du langage pour se confondre avec le souffle, puis le ronflement léger de l’aïeule. Peut-être, dans ces moments, des confidences avaient-elles été énoncées, peut-être le passé avait-il remonté, mais il ne l’avait pas compris. Cela n’avait pas d’importance. Il ne se concevait presque plus que comme une excroissance du corps de l’aïeule. Il formait couple avec le corps des temps anciens, c’est leur rumeur qu’il entendait dans le ronflement de la très vieille dame à ses côtés, que le sommeil rendait elle-même à l’enfance, à la montagne écrasée de neige, aux siestes d’été entre les vaches et le chien, dans les herbes parfumées. Etc.»

Et bien oui, en mai dernier, je lui ai fait – il n’y a pas que François – un bien mauvais sort, à cette « servante au grand cœur… » qui rythme, peut-être comme un glas, trois vers répétitifs valant césure entre les chapitres, le roman. Pareil à la lettre volée de Poe, Baudelaire était là, et je n’en voyais pas le sens. Il faut savoir battre sa coulpe.

Quant à François : « En quittant le monde clos des grands-mères pour l’univers sans pitié des cours de récréation, il avait eu l’impression (…) d’être précipité dans les flammes. » C’est bien cela que j’ai évoqué plus haut : des ‘‘réprouvés’’ … Et dans ce monde glauque, il puisera des abjections absurdes (le meurtre d’un crapaud que chérissait l’aïeule) et, perdant perfectionniste, plongera dans des rejets dégoûtés et le piétinement désespéré des attentes à décevoir :

« La vieille servante n’avait pas sa place dans le monde et dans le temps. La symbiose s’était progressivement altérée. À mesure qu’il grandissait, François hantait moins la petite maison  (…) Il n’y venait plus chaque soir. Il n’y venait plus chaque semaine. Il voulait oublier ce qu’il y avait eu là, qui l’avait tenu pendant quelques années fasciné à proximité des jupes de l’aïeule.

Pour elle, rien ne changeait, François continuait d’être son garçon. Chaque fin d’après-midi elle s’installait au coin de la fenêtre, son ouvrage sur les genoux, et elle surveillait la rue. Les plats qu’il aimait étaient prêts, il ne restait qu’à les réchauffer sur le poêle à charbon. Mais, la plupart du temps, elle attendait en vain.

(…) La vieille servante ne lui en voulait pas. Tout ce qui venait de son petit était bon. Elle lui pardonnait ses absences et ses impatiences comme elle lui avait pardonné le massacre du crapaud (…) Elle n’était plus qu’une attente infinie, une attente de l’enfant qui viendrait combler le jour, et qui n’arrivait pas, comme s’il s’avançait depuis de très longues distances, comme s’il remontait, difficilement, d’un passé très éloigné, d’hivers depuis longtemps révolus qui le tenaient pourtant dans l’étreinte de leurs neiges, et qu’il fallût se préparer à soulager sa grande fatigue, à laver ses plaies, à l’accueillir enfin dans la maison chaude qui sentait le pain, la poussière  et le feu. Etc. »

De belles pages, jusqu’à la fin et l’ultime méditation du narrateur vieilli, dans le ressassement apaisé et serein du souvenir des morts, au long de nuits ‘‘qui semblent  ne jamais s’achever’’, quand le passé vient ‘‘ [le] rejoindre, avec  son chargement d’images et d’odeurs, tous les infimes détails [qu’il croyait] perdus, et qui vont, de nuit en nuit, se précisant. À présent [qu’il se] prépare, [lui] aussi, à pénétrer tout entier dans l’oubli (…) [il] aime revoir toutes ces [heures qu’il] avait cru disparues , et qui reviennent [le] visiter, s’installent familièrement, et c’est alors comme [s’ils] ne s’étaient jamais quittés. »

Ainsi :

« Souvent, c’est la grande plage où j’ai longtemps en vain attendu le retour de Laure qui s’invite. Je lui laisse le temps de se déployer, d’allonger en moi les longues courbes de ses sables redessinées en permanence par les vagues. Il fait beau. Le soleil commence à étendre les ombres, à dorer les dunes, à approfondir le parfum des buissons. Laure vient me rejoindre.

(…)

D’autres fois, je suis encore (…) il y a vingt ans, avec …, il nous reste presque toute la nuit pour boire, pour parler, pour être ensemble, pour évoquer les morts et les oubliés, afin de les faire rentrer, avec nous, dans la chaleur du présent et l’amitié des vivants. Cela ne cesse pas, cela m’attend. »

Nous aussi, nous serons un jour, dans un fauteuil ou sur un banc, dans la pénombre ou la lumière, et nous aussi nous attendrons de les rejoindre, eux tous qui ne nous ont jamais vraiment quittés.

Repentirs et Moralités

Il me reste quelques malaises. Celui, bien sûr du contresens, mal digéré.

J’écrivais : « Pourquoi Baudelaire ?». Bien difficile à assumer.

J’ai parlé de roman « probablement raté ». M’abriter du « probablement » ?

Me réfugier derrière la précaution de style alors énoncée, ce ‘‘sentiment sourd, rédigeant ces lignes, de tenir des propos peut-être injustes sur un roman … qui pourrait mériter d’être relu ( ?)’’ ? Nous y sommes.

J’avais même cru voir et de l’aigreur, et du mépris.

Bizarre, quand l’écœurement lancinant d’un héros fatigué de lui-même n’est que la signature d’une trajectoire désespérée, que l’incarnation, jusqu’à l’absurde, de la découverte haineuse que nos illusions seront bafouées, que le sursaut de profanations dérisoires et systématiques dans la rage  des paradis perdus. Et puis, côtoyant cette contemplation d’un désastre hébété, le glissement plus distancié du narrateur vers des espoirs d’apaisement, dans la convocation des morts et cette certitude profonde – je ne sais plus où il l’écrit – que jamais, et quoi qu’il advienne ensuite, rien ne peut faire que l’amour n’ait pas eu lieu.

«  La vieille se tenait immobile et regardait François qui, le dos tourné, continuait à malmener sa sacoche, sans doute pour se donner une contenance et ne pas la voir. Elle portait une blouse noire à petites fleurs mauves et, détail incongru, ses pieds gonflés étaient glissés dans des charentaises avachies. Sa main droite, dans un geste retenu, timide, avançait vers le dos de François un paquet de biscuits. L’autre, désœuvrée, pendait, inerte, absurde, le long du corps. (…) La vieille marmonnait quelque chose, et nous comprenions qu’elle invitait François à prendre le paquet de gâteaux tout de même. (…) C’est alors (…) que tout à coup, nous les avons reconnus, ces pieds et ces mains. Nous ne connaissions qu’eux, en réalité, mais jamais jusqu’à cet instant ils ne nous étaient apparus dans cette nudité, cet abandon. C’étaient les instruments de l’amour, de l’amour obstiné, maladroit, celui qui dépose un linge humide sur le front brûlant, celui qui recoud les chemises déchirées, celui qui tue le lapin pour le repas du soir, celui qui fleurit les tombes. Et nous savions aussi qu’ils étaient destinés à cela, à la fin, ces outils usagés, à demeurer entrouverts, impuissants, contre une blouse noire, ou à gonfler dans la laine ignominieuse d’une paire de charentaises.

De guerre lasse, la vieille a renoncée, s’est repliée dans l’ombre. »

Oui, mon enfance aussi, cette servante au grand cœur l’a traversée. Comment ne l’ai-je pas, l’autre fois, reconnue ?

Mea maxima culpa.

La quatrième de couverture de l’édition Gallimard porte en dernières lignes :

« Paradis noirs est  un roman sur le poids de la mémoire et de la culpabilité, sur les inguérissables blessures de l’enfance. »

Disons … un beau roman

Lecture : Toujours relire (?)

J’ai lu Paradis noirs au printemps 2009. La chronique est du 29 mai. J’ai oublié les  conditions de ce premier contact avec le livre. Il me semble que cela s’était fait au moment des congés de Pâques, dans une maison de village que j’ai achetée en 1971  et fait reconstruire (c’était une ruine). Le budget était serré, l’exécution des travaux se faisait par petites tranches. J’y ai passé mon premier été de vacances en 1978. Sud de Toulouse, bords de l’Arize, modeste affluent de la Garonne. Belle halle (XIII° siècle), vieille église aux tours curieusement dissymétriques (XIII°-XIV° siècles). Maintenant, j’y emmène mes petits enfants.

Je suis de ces enseignants marqués par leur propre scolarité et qui se sont tournés vers le métier avec l’ambition d’en faire autre chose que ce qu’on leur avait fait subir. Changer l’école… Vaste programme. Et à ce jour, vaste foutaise.

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