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AutreMonde
6 novembre 2009

Lectures finkielkraltiennes (VII)

Vassili Grossman – Tout passe.

Il y  a bien des façons d’aborder le commentaire d’un livre. Il y en a même une qui vient parfois à l’esprit : renoncer à le commenter. On l’a lu. On en sort écrasé par l’épaisseur des réflexions qu’il suscite et avec le sentiment que plaquer là-dessus un discours, ce ne sera que l’appauvrir. C’est je crois ce type d’hébétude qui peut saisir à propos du roman de Vassili Grossman. Qu’en dire qui vaille la simple recommandation : J’en reviens, allez-y ?

Finkielkraut, lui, a opté pour l’analyse philosophante … et il y a réussi ce qui me paraît être, à ce point du parcours que j’effectue dans Un cœur intelligent, l’acmé de sa performance. Même s’il me semble avoir négligé au moins une dimension du récit. Son sens de la formule se déploie, l’ampleur de ses lectures soutient en les précisant ses interprétations et sa méditation redouble sans la diminuer  celle de Grossman, qu’elle resitue en outre dans le contexte de l’évolution, sur le long terme et au fil d’autres ouvrages, des positions de celui-ci. Enfin son apologie d’une philosophie du roman qui terrasse, par les incarnations qu’elle se donne, l’abstraite et desséchante et dangereuse philosophie des philosophes emporte l’adhésion.

Mais réglons tout de suite le point de désaccord. Ivan Grigorievitch, qu’une longue vie au bagne des années Staline a privé, revenu à la liberté, de toute attente de bonheur rencontre, en Anna Sergueievna, sa logeuse, ce qui aurait pu ressembler à l’amorce de moments heureux et partagés. La maladie en décide autrement. Ce modeste épisode du récit culmine à travers un faux dialogue monologué d’Ivan, alors qu’Anna a rejoint, pour n’en plus revenir, l’hôpital :

« Il était seul dans sa chambre, mais il formulait ses idées comme s’il s’entretenait avec Anna Sergueievna.

… Tu sais, dans les moments les plus difficiles, je pensais : que cela doit être bon d’être dans les bras d’une femme, de trouver l’oubli dans cette étreinte, de ne plus se souvenir de ce que l’on a vécu, comme si rien de tout cela n’avait existé. Et, vois-tu, c’est à toi justement que je dois raconter ce qui m’a le plus pesé, à toi qui m’as parlé toute une nuit. Mon bonheur, c’est de porter avec toi ce fardeau que je ne puis porter avec personne d’autre. Quand tu rentreras de l’hôpital, je te raconterai (etc.) »   

Un beau et long et émouvant passage, et pour finir : « Un jour d’hiver, Ivan Grigorievitch accompagna Anna Sergueievna à sa dernière demeure. Il ne lui avait pas été donné de partager avec elle tout ce qu’il avait évoqué, pensé, écrit pendant les longs mois qu’avait duré sa maladie. »

Emporté par sa reconstruction du récit, qu’il articule fortement sur des mises en perspective de l’ordre d’une philosophie de l’Histoire, Finkielkraut ne s’arrête pas  - sans doute ne l’a-t-elle pas assez touché – à cette situation, réservant à une autre anecdote le privilège d’incarner la leçon ultime du texte.

À cet arrêt-sur-image porteur  pour moi d’une définitive émotion dans l’acceptation harassée par Ivan Grigorievitch  d’une ultime trahison du destin (« Il porta les effets de la défunte [Anna Sergueievna] à la campagne, passa une journée avec Aliocha [le neveu d’Anna], puis reprit son travail à l’artel [structure collective des moyens au service d’une production]  »), Finkielkraut a préféré la triste histoire de Macha dont l’espoir, qui avait survécu à toutes les épreuves des camps, se brise quand elle entend par hasard en passant, retour de corvée, devant un entrepôt, un petit air de musique à danser que diffuse une radio.

Il y a vu la victoire de Tchekov sur Hegel, l’ancrage du propos dans une singularisation du sens qu’il juge – à raison -  plus forte que son immersion dans le grand tourbillon abstrait  des totalités sans visage.

Et c’est, dit-il, sinon la vengeance, du moins la réponse de la philosophie du roman à l’envoûtante rencontre du théorique et de l’imaginaire que constitue le roman de la philosophie et à la dangereuse ivresse d’aimer ou d’exécrer des êtres abstraits, sans nom ni prénom, qui en découle.

C’est dans cette théorisation de l’émotion romanesque (l’histoire de Macha) que je me sens (sans lui donner pour autant tort, tant est évidente la pertinence de ce qu’il en tire) en décalage … d’émotion. C’est plutôt la très longue marche-méditation d’Ivan Grigorievitch, explicite ou sous-jacente, en quoi consiste le roman qui, par l’extraordinaire capacité d’acceptation du destin qu’elle dessine, m’a retenu et laissé – loin de toute théorie littéraro-philosophique (mais je répète mon admiration devant l’analyse de Finkielkraut, la richesse de ses vues et mon adhésion à ses conclusions) -  sur une impression de roman à la fois désespéré et porteur pourtant d’un paradoxal hymne à la liberté, et à l’homme.

Il a marché, Ivan Grigorievitch, tout au long du roman, ‘‘vieil homme privé de tout amour’’, pour reprendre finalement, ‘‘seul, le chemin de sa maison abandonnée’’. Il s’est interrogé. ‘‘Pourquoi sa vie avait-elle été si pénible ?’’. Mais il marche maintenant, vers sa maison natale, en se disant que, peut-être, ‘‘sa mère viendrait vers lui, l’enfant prodigue, et il s’agenouillerait devant elle. Et elle poserait ses mains jeunes et belles sur sa tête chenue.’’

Et puis :

« Il vit les buissons, le houblon. Il n’y avait ni maison, ni puits, seulement quelques pierres blanches, éparses dans l’herbe poussiéreuse et brûlée par le soleil.

Ivan Grigorievitch était de retour. Son dos s’était voûté, ses cheveux avaient blanchi. Et pourtant, il était toujours le même. Il n’avait pas changé. »

Ce sont les dernières lignes du texte.

Faut-il en conclure : Tout passe … sauf  l’enfant ?

J’avais pris quelques notes :

-         Une conversation dans le train de Khabarovsk à Moscou, à propos d’Eugénie Grandet : « C’est très fort, cette petite chose-là, il n’y a pas à dire … »

-         Réussite de la formulation dérisoire: « Et  soudain, le 5 mars 1953, Staline mourut. (…) Staline mourut sans qu’aucun plan l’eût prévu, sans instruction des organes directeur. Staline mourut sans ordre personnel du camarade Staline. »

-         Variations autour de l’omelette qu’on ne saurait faire sans casser des œufs : « Le progrès exige des victimes, il n’y a pas lieu de pleurer sur ce qui est inévitable ». Ou encore ce proverbe : « Quand on abat une forêt, les copeaux volent. » Ce qui ne répond pas, souligne Finkielkraut après Ivan Grigorievitch, à la question : Faut-il abattre la forêt ?

-         Une remarque amère, sortie des camps : « C’est vrai, c’est effrayant de vivre en liberté. »

-         Variation de déporté sur le fleuve d’Héraclite, dans lequel on ne se baigne pas deux fois : « Oui, Panta rei, tout coule, tout passe : il n’y a pas deux convois qui se ressemblent. »

-         Sur les errements d’intellectuels, ici Maxime Gorki , tandis que la dékoulakisation affame la population: « J’ai vu une jeune fille traverser un trottoir en rampant. Un balayeur lui a donné un coup de pied, elle a roulé sur la chaussée (…) Et le même jour, j’ai acheté un journal de Moscou, j’ai lu un article de Maxime Gorki. Il expliquait que les enfants avaient besoin de ‘‘jouets culturels’’. Maxime Gorki ne savait-il donc rien de ces enfants que des chariots portaient à la voirie ? » Avec cette note additionnelle en bas de page : « Après son exil à Capri, Maxime Gorki participe à la rédaction d’un ouvrage élogieux sur les camps de rééducation des détenus par le travail, autrement dit sur le système du Goulag (Soljenitsyne en parle dans l’Archipel du Goulag). »

-         Ce rappel en bas de page sur l’eau régale parce que Grossman l’évoque sous l’appellation russe  de ‘‘Vodka du Tsar’’ :  « …un mélange d’acide chlorhydrique et d’acide azotique qui a la propriété de dissoudre l’or et le platine ».

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