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AutreMonde
3 novembre 2009

Leçons finkielkraltiennes (VI)

Milan Kundera : La Plaisanterie

Etonnante remarque liminaire que celle de Finkielkraut entamant sa lecture du roman (on dit … « fondateur »( ?)) de Kundera : « La Plaisanterie a ruiné en moi l’idée triomphale que la vie – individuelle mais aussi collective – est un roman et que la philosophie consiste à élargir aux dimensions de l’histoire universelle l’intrigue du Comte de Monte-Cristo. »

Etonnante remarque liminaire car toute la suite, et les histoires entrecroisées de Ludvik, d’Héléna, de Zemanek, de Lucie, de Jaroslav ou de Kostka, que sont-ce sinon des romans ? Sans doute fort tronqués, ces romans, et fort peu triomphants/triomphaux, plutôt en quelque sorte dévastés, que les protagonistes en soient conscients (Ludvik), inquiets (Kostka), fatigués (Jaroslav), victimes (Lucie) ou, comme Zemanek, en refusent l’évident échec dans l’auto-exaltation factice de leur superficialité. Mais romans, assurément, et d’autant plus qu’ils ne sont que cela, une trame de romans-vies dans la mise en abyme d’un roman.

Quant à la philosophie, Aristote et Platon revisités par Edmond Dantés … hmm ! L’histoire universelle comme une vengeance extensive ? Celle de Dieu face aux errements et dérèglements de ses créatures ? Et le philosophe songeur, au bord de l’arène où se déroule le combat, pour en déchiffrer le sens confus ? Pourquoi, Ô Finkielkraut, se laisser aller ainsi, avant toute chose, à la formule réductrice, provocatrice et … indéchiffrable.

Ludvik, communiste et amoureux dépité de vingt ans, plus amoureux que militant, a écrit à Mareka, communiste et jolie, plus militante qu’amoureuse, cette carte postale ‘‘d’humeur’’ : « L’optimisme est l’opium du peuple ! L’esprit sain pue la connerie ! Vive Trotski ! ». Réponse croit-il au fond à la question : Comment faire sortir de ses trop raisonnables gonds une mignonne trop disciplinée?

Toute la suite prouvera que ce n’était décidément pas une bonne idée. Carte postale dévoilée, Ludvik sera politiquement condamné par un jury d’étudiants que préside Zemanek et de là se retrouvera engagé dans une vie dont il n’avait jamais prévu qu’elle pourrait être la sienne et qui va entraîner dans son sillage le constat d’échec de bien d’autres vies qu’il aura croisées, parcours au long desquels se débattent dans le délitement de leurs illusions premières Héléna, Lucie, Jaroslav, Kostka et même Zemanek, fît-il semblant celui-là de n’en rien savoir, tous déjà cités.

Que faire avec cela si l’on ne veut pas seulement résumer en l’appauvrissant le roman ? C'est-à-dire, quel sens donner à cet opéra tissé d’écoeurements, sans juger nécessaire de tous les détailler ? Dans l’édition Folio que j’ai utilisée, une traduction entièrement révisée par Kundera lui-même après son installation en France en 1975 et son acquisition d’une maîtrise suffisante du français, on trouve une intéressante post-face de François Ricard qu’il a intitulée : Le roman de la dévastation. C’est un titre qui m’a semblé plus judicieux que celui retenu par Finkielkraut pour son commentaire : Le sage ne rit qu’en tremblant. Mais on pourrait même dire, me semble-t-il, en s’appuyant prioritairement sur la vision surplombante de Ludvik (le livre est en apparence à plusieurs voix) : Le roman de la dérision.

La carte postale à Marketa a servi de tremplin pour une définitive plongée dans le dérisoire. Et la progression psychologique de Ludvik  n’est au fond là que pour souligner que la vie ne vaut d’être vécue que pour en explorer le caractère absurdement ridicule. Le pire y est au fond toujours sûr. Mais la force du livre, c’est de n’avoir pas poussé ce pire au pire, de n’avoir pas jugé utile de conduire au drame des situations d’affaissement continu des fausses valeurs, des fausses décisions, des fausses attentes qui le sont parce que la vie s’occupe de les rendre telles, parce que rien ne tient ses promesses, ni personne, et qu’il ne reste qu’à se hâter d’en rire. Un rire amer chez Ludvik, une amertume un peu désespérée chez les autres, un aveuglement assez sot chez Zemanek, qui s’obstine à faire la roue et le paon au milieu des décombres d’une réussite de pacotille. Formidable roman de l’inéluctabilité de l’échec à l’aune des enthousiasmes de la jeunesse.

La carte postale à Marketa ? Un détonateur. Mais à défaut de celui-là, il y en aurait eu un autre. Nous sommes condamnés à ne pas réussir. Voilà sans doute la vraie leçon.

Montaigne ne l’a-t-il pas à sa façon déjà dit ? Les Essais. Livre III. Chap. X : « La plus part de nos vacations sont farcesques. ‘‘Mundus universus exercet histrionam’’ ». La citation latine est un fragment de Petrone : ‘‘Le monde entier joue la comédie’’. Farce, comédie, pour camoufler l’échec. Et là Finkielkraut voit juste et met, sans coup férir, le couteau dans la plaie : « La Plaisanterie se situe précisément à l’entrecroisement entre l’effort multiple des hommes pour donner une forme narrativement satisfaisante à leur existence et les vicissitudes existentielles qui résultent d’une telle aspiration. » Tant à jouer à ne pas échouer, nous échouons …

A la lecture, on prend quelques notes. Cela ne fait pas toujours une cohérence linéaire. Cela peut mettre en évidence quelques temps forts de l’écriture (du roman), de la critique (de Finkielkraut)  ou de la réflexion (du lecteur) et définir à terme une convergence de l’aléatoire des impressions.

Ainsi …

Rien ne me répugne comme lorsque les gens fraternisent parce que chacun voit dans l’autre sa propre bassesse. Je n’ai que faire de cette fraternité visqueuse. (Ed. Folio page 124)

La jeunesse est horrible : c’est une scène où, sur les hauts cothurnes et dans les costumes les plus variés, des enfants s’agitent et profèrent des formules apprises qu’ils comprennent à moitié, mais auxquelles ils tiennent fanatiquement. L’Histoire aussi est horrible, qui sert si souvent de terrain de jeu aux immatures ; terrain de jeu pour un Néron jeunot, pour un Bonaparte jeunot, pour les foules électrisées d’enfants dont les passions imitées et les rôles simplistes se transfigurent en une réalité catastrophiquement réelle.(Ed. Folio pages 139/140)

On rencontre de fines ou savantes digressions (ou pseudo-digressions) sur les traditions du folklore tchèque, des leçons de musicologie autour de l’origine grecque des chants de Moravie, des éléments  d’analyse comparée du christianisme et du communisme … Jaroslav, Ludvik, Kostka … réfléchissent avec Kundera.

Oui, j’y voyais clair soudain : la plupart des gens s’adonnent au mirage d’une double croyance : ils croient à la pérennité de la mémoire (des hommes, des choses, des actes, des nations) et à la possibilité de réparer (des actes, des erreurs, des péchés, des torts). L’une est aussi fausse que l’autre. La vérité se situe juste à l’opposé : tout sera oublié et rien ne sera réparé. Le rôle de la réparation (et par la vengeance, et par le pardon) sera tenu par l’oubli. Personne ne réparera les torts commis , mais tous les torts seront oubliés. (Ed. Folio pages 422)

Ce passage a aussi frappé Finkielkraut, qui le surligne via Héraclite : ‘‘Tout passe, tout cède, rien ne tient bon’’ et qui y voit une débacle, et qui prolonge la citation d’une réflexion philosophique articulée sur (sa chère) Hannah Arendt : « … comme le répète inlassablement Hannah Arendt, l’Histoire n’est jamais l’ouvrage d’un seul, personne n’en est le conducteur, ou l’artisan, nul ne la façonne car ce n’est pas l’homme au singulier qui vit sur la terre, ni l’homme et son ennemi, ce sont les hommes dans leur multiplicité débordante. Il y a là une distinction capitale dont Kundera explore toute la portée existentielle en confrontant, sur le plan privé aussi bien que sur le plan politique, la volonté romanesque de reconfigurer le monde et de domestiquer le temps à l’obstacle ontologique  de la pluralité humaine. »

Le constat lucide, chez Ludvik, de cette dévastation de tout qui traverse et que traverse le roman, elle se double aussi d’un chant de nostalgie très émouvant, par exemple dans une exécution musicale en forme d’élévation de l’âme et de la pensée réflexive en fin de roman, en forme de communion sans espoir, mais aussi sans révolte :

‘‘Si les montagnes étaient en papier – si l’eau se changeait en encre – et les étoiles en scribes – si tout le vaste monde le voulait rédiger – au bout point n’arriverait – du testament de mon amour’’, chantait Jaroslav sans décoller le violon de sa poitrine, et moi, j’étais heureux dans ces chansons (dans la cabine de  rêve de ces chansons) où la tristesse n’est pas légère, le rire n’est pas rictus, l’amour pas risible, la haine pas timide, où les gens aiment corps et âme (…), où le bonheur les fait danser et le désespoir bondir dans le Danube, où, donc, l’amour demeure amour, la douleur douleur, et où les valeurs ne sont pas encore dévastées ; et il m’apparaissait qu’à l’intérieur de ces chansons se trouvait mon issue, ma marque originelle, le chez-moi que j’avais trahi mais qui en était d’autant plus mon chez-moi (puisque la plainte la plus poignante s’élève du chez-soi trahi) : mais je comprenais en même temps que ce chez-moi n’était pas de ce monde (mais quel chez-moi est-ce, s’il n’est pas de ce monde ?), que tout ce que nous chantions n’était qu’un souvenir, un monument, la conservation imaginaire de ce qui n’existe plus, et je sentais que le sol de ce chez-moi se dérobait sous mes pieds et que je glissais, clarinette aux lèvres, dans la profondeur des années, des siècles, dans une profondeur sans fond (où amour est amour, douleur est douleur), et je me disais avec étonnement que mon seul chez-moi était justement cette descente, cette chute, chercheuse et avide, et je m’abandonnais à lui et à la volupté de mon vertige.   

Mais quand Finkielkraut lit cela, quand il voit passer ce ‘‘rire qui n’est pas rictus’’, quand il voit évoquer des valeurs… du temps qu’elles n’étaient pas encore dévastées, nécessairement, comme un cheval qui se cabre, et puis qui prend le mors aux dents, il ne peut s’empêcher de retrouver cette aigreur contre l’époque qui est devenue chez lui presqu’un automatisme, il ne peut s’empêcher de clore une lecture commencée avec le souvenir d’une période, celle de la publication du roman de Kundera (1968), où il se compta au rang des contestataires, des rebelles sans rides, par , tirant (me semble-t-il) peut-être abusivement le roman à lui, une amère coda sur le temps présent des amuseurs irrévérencieux, ces spécialistes du rire contemporain qui proclame haut et fort l’idéal de la désidéalisation, qui le désespèrent quand ils ne le transforment pas en imprécateur, devant le refus de toute transcendance et la négation de toute inégalité qualitative.  Ses colères sont certes de haute tenue en général, mais même s’il est toujours agréable autant qu’instructif de lui voir faire la leçon, se livrant à son goût de la dissertation dichotomisante,  opposant révolte prométhéenne (celle de Mai 1968) et révolte des modérés (celle du Printemps de Prague), distinguant pour notre bénéfice imagination et fantasme, retournant par son raisonnement les histrions du jour non plus en pourfendeurs mais en continuateurs des sinistres agélastes patibulaires d’hier– le néologisme, à base de termes grecs,  est de Rabelais - ces sinistres ennemis de la plaisanterie (et dans le roman, ces pantins du stalinisme)  qu’aucun rire n’entame, j’en reste à regretter que la conclusion de sa lecture de Kundera se décale plus vers les travers qu’il ne supporte plus de l’époque que vers ce bilan doux amer que tire le roman, de la dérisoire nécessité de nos efforts inutiles pour devenir – à la hauteur de nos espoirs – ceux que jamais nous ne serons.

Ceci dit … et ensuite ?

Et pour finir ?

Bah, lapidairement :

Formidable roman. Si jamais lu, persister serait une erreur grave !

Intelligente post-face dans l’édition Folio.

Belle lecture (très) engagée de Finkielkraut, éclairante … au moins autant sur son auteur que sur le travail de Kundera.

Et finalement triple parcours dont on sort enrichi, provisoirement plus intelligent, et … ponctuellement (Finkielkraut) parfois agacé.

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Commentaires
A
Bonsoir, je suis en classe de Terminale S et j'ai un travail à rendre sur la lecture de La Plaisanterie de Kundera par Finkielkraut. J'ai donc lu votre article avec beaucoup d'attention et il m'a bien aidé. Toutefois, une question demeure : je n'arrive pas à expliquer le "rôle" de l'Histoire dans ce roman selon l'auteur. J'ai relevé la phrase « il n'y a jamais d'histoire que sur la scène de l'Histoire » mais j'ai un peu de mal à l'exploiter. Je vous serais gré de me répondre par mail (ci-joint). Merci d'avance
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