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AutreMonde
15 octobre 2009

Leçons finkielkraltiennes (IV)

Lecture d’Albert Camus : Le premier homme.

Le titre intrigue un peu, au premier abord, pour un projet largement autobiographique. Au deuxième rabord, comme disait Frédéric Dard, on se rallie volontiers à la clé fournie par Alain Finkielkraut : « La langue lui a ouvert les yeux : descendant d’une longue lignée de taciturnes, il est sorti de l’opacité, il est le premier homme à voir tout à fait clair. Avec le pouvoir de nommer précisément les choses, il a acquis la faculté de discernement. »

Quand Albert Camus meurt dans un accident de la route, en janvier 1960, il a dans sa sacoche un manuscrit de 144 pages « tracées au fil de la plume, parfois sans points ni virgules, d’une écriture rapide, difficile à déchiffrer, jamais retravaillée… » (Note de l’éditeur). Aménagé (ponctuation ; quelques variantes ; quelques notes) c’est ce texte qu’on trouve dans l’édition Folio Gallimard de 1994 dont je dispose. Les imperfections évidentes du chapitre deux, après un premier chapitre ‘‘soigné’’, gênent un peu l’entrée dans l’écriture. Mais cela ne dure pas et on est ensuite pris  par le fil d’une narration profondément touchante, où abondent les belles pages.

Alain Finkielkraut a choisi de titrer sa lecture : « Voici les miens, mes maîtres, ma lignée … ». Il est assurément, ce faisant, dans le vrai… d’autant que c’est Camus lui-même qui l’énonce. Mais j’aurais plus sûrement été tenté par : « Éloge des frustes » tant domine ce sentiment du caractère superflu de la culture pour atteindre à la profonde vérité de la vie. Paradoxal, bien sûr, tant éclate aussi la reconnaissance de Camus à l’égard de son instituteur de la classe du certificat d’études et de son rôle décisif dans son accès au monde de la parole et de l’intelligence. Néanmoins …

Alain Finkielkraut a composé, du livre, un très beau commentaire global. Je ne chercherai pas à le paraphraser. Son sens de la formule s’y déploie à plusieurs reprises, comme, lorsque le double littéraire du père de Camus, face à des cruautés barbares qu’un camarade veut sinon absoudre du moins contextualiser, énonce, « Un homme, ça s’empêche… », ce développement : ‘‘… rien ne le révoltait davantage que l’escamotage de l’horreur par l’intelligence de son interprétation.’’

Une remarque et une réflexion, simplement.

Finkielkraut – et c’est la remarque – revient sur la phrase célèbre du discours de Stockholm (Entre la justice et ma mère, je choisis ma mère) pour en dénoncer la citation déformée et, rétablissant la formulation exacte, en modifier totalement la portée : « En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère. »

L’hymne récurrent à la mère – et c’est là la réflexion – qu’on trouve tout au long du texte peut donner l’idée d’un travail à faire, qui serait le rapprochement  de cet éblouissement filial (et néanmoins lucide) dans toute la complexité de l’inaptitude à la communication d’un des partenaires (sa mère était totalement inculte, sans accès à l’écrit, une maladie d’enfance l’ayant laissée sourde et de parole embarrassée) avec le tombeau dressé par Barthes en sa douleur extrême dans le Journal de Deuil publié l’an passé qu’il a tenu dans les mois qui ont suivi la mort de ‘‘mam.’’

Il me semble que la blessure narcissique de Barthes n’atteint pas à la dignité du sentiment à la fois de plénitude et d’échec amoureux de Camus, qui me touche autrement.

Sinon, au fil du livre de Camus et des notes spontanément prises sous le coup d’une émotion de lecture (la pagination indiquée est celle de l’édition Folio citée plus haut), ceci :

Beau passage, pages 83-84, sur l’annonce de la mort du père au champ d’honneur.

« … la grand-mère s’était dressée, la main sur la bouche, et répétait ‘‘mon dieu’’ en espagnol. Le monsieur avait gardé la main de [la mère] dans sa main (…) puis lui avait donné son pli, s’était retourné et avait descendu les escaliers  d’un pas lourd. ‘‘Qu’est-ce qu’il a dit ?’’ avait demandé [la mère] – ‘‘Henri est mort. Il a été tué.’’ [Elle] regardait le pli qu’elle n’ouvrait pas, ni elle ni sa mère ne savaient lire, elle le retournait sans mot dire, sans une larme, incapable d’imaginer cette mort si lointaine, au fond d’une nuit inconnue (…) »

Belles pages aussi (autour le la page 95) à propos de l’exécution de Pirette.

« Pirette était ouvrier agricole dans une ferme du Sahel, assez près d’Alger. Il avait tué à coups de marteau ses maîtres et les trois enfants de la maison. ‘‘Pour voler ?’’ avait demandé Jacques [le double littéraire de l’auteur] enfant. ‘‘Oui’’ avait dit l’oncle Etienne. ‘‘Non’’ avait dit la grand-mère, mais sans donner d’autres explications. (… )… l’exécution se déroula à Alger devant la prison de Barberousse, en présence d’une foule considérable. Le père de Jacques s’était levé dans la nuit  et était parti pour assister à la punition exemplaire d’un crime qui, d’après la grand-mère, l’avait indigné. Mais on ne sut jamais ce qui s’était passé. L’exécution avait eu lieu sans incident, apparemment. Mais le père de Jacques était revenu livide, s’était couché, puis levé pour aller vomir plusieurs fois, puis recouché. Il n’avait plus jamais voulu parler ensuite de ce qu’il avait vu. (…)’’

Orthographe, page 103 : on lit : « pain béni » là où il faut orthographier « pain bénit » (comme eau bénite ; un pain qui a été consacré). Confusion usuelle entre le « béni, bénie » anodin : il est béni des dieux ou sois bénie ma fille, etc.  … et le « bénit, bénite » relevant d’un rite religieux, de la messe. Le correcteur a mal relu, là.

Une jolie formule, page 131 au sujet de l’oncle Ernest (il a changé de prénom depuis la page 95 où il était Etienne ( !)) :

« Et il comprit alors que la grand-mère aimait physiquement son fils, était amoureuse comme tout le monde de la grâce et de la force d’Ernest, et que sa faiblesse exceptionnelle devant lui était après tout fort commune, qu’elle nous amollit tous plus ou moins, et délicieusement d’ailleurs, et qu’elle contribue à rendre le monde supportable, c’est la faiblesse devant la beauté. »

Hymne plein d’émotion scolaire page 164 et qui culmine en page 167 avec les Croix de bois de Roland Dorgelès - qui fut battu en son temps sur le fil du Goncourt par À l’ombre des jeunes filles en fleurs (Marcel Proust).

«  [L’instituteur] avait pris l’habitude de leur lire de longs extraits des ‘‘Croix de bois’’ de Dorgelès. (…) Lui et Pierre attendaient chaque lecture avec une impatience chaque fois plus grande. (…) Et le jour, à la fin de l’année, où, parvenu à la fin du livre, [le maître] lut d’une voix plus sourde la mort de D., lorsqu’il referma le livre en silence, confronté avec son émotion et ses souvenirs, pour lever ensuite  les yeux sur sa classe plongée dans la stupeur et le silence, il vit Jacques au premier rang qui le regardait fixement, le visage couvert de larmes, secoué de sanglots interminables, qui semblaient ne devoir jamais s’arrêter. ‘‘Allons petit, allons petit,’’  [dit-il] d’une voix à peine perceptible, et il se leva pour aller ranger ce livre dans l’armoire, le dos à la classe. »

Ces émotions ont-elle encore un sens pour le pédagogue d’aujourd’hui ? Il me semble éternellement que oui, et que nous nous battons pour les conserver. Et pourtant, tant d’échecs, tant de lazzis et de ricanements, au fond des collèges, dans l’effondrement triste de nos illusions éducatives … Comment lutter ? Comment ne pas se décourager ?

Au fond dans le prolongement de la remarque précédente et navrée, en page 170 – comme quoi, in fine, nihil novi sub sole (finalement, rien de nouveau sous le soleil), l’insulte rituelle et suprême .

« À la sortie, Jacques demanda qui l’avait appelé ‘‘chouchou’’. Accepter en effet une telle insulte sans réagir revenait à perdre l’honneur. ‘‘Moi’’ dit Munoz (…) ‘‘Bon, dit Jacques. Alors, la putain de ta mère.’’ C’était là une injure rituelle qui entraînait immédiatement la bataille (…) »

La putain de ta mère / La puta su madre … En gros, toujours d’actualité… Et combien de temps perdu à essayer d’expliquer aux gamins que celui qui est déconsidéré, la plupart du temps, c’est l’insulteur ; et que la réponse digne, c’est le mépris. Mais ce sont là des codes adultes. Eux se jettent l’un sur l’autre. Le temps, ici, ne semble guère avoir changé les mœurs.

Jolie formule, de nouveau, page 173 (la bagarre a eu lieu, Jacques a eu le dessus).

« Il voulait être content, il l’était quelque part dans sa vanité, et cependant, au moment de sortir du champ (…) se retournant sur Munoz, une morne tristesse lui serra soudain le cœur en voyant le visage déconfit de celui qu’il avait frappé. Et il connut ainsi que la guerre n’est pas bonne, puisque vaincre un homme est aussi amer que d’en être vaincu. »

Étonnant récit, page 169, des châtiments corporels en usage chez un maître par ailleurs uniformément admiré et aimé, un récit qui sans être apologétique se dispense néanmoins de tout recul critique. Avec en outre cette impression qu’il y a une contradiction d’importance avec le respect de l’enfant  dans son individualité apprenante dont on a fait l’éloge chez ce maître-là.

« Dans les cas graves, M. Bernard [l’instituteur de cette réalité fictionnelle] opérait lui-même suivant un rite immuable. ‘‘Mon pauvre Robert’’ (ou Joseph, ou …) disait-il avec calme et en gardant sa bonne humeur, ‘‘il va falloir passer au sucre d’orge’’ (…) Le sucre d’orge était une grosse et courte règle de bois rouge, tachée d’encre, déformée par des encoches et des entailles que M.Bernard avait confisquée longtemps auparavant à un élève oublié ; l’élève [puni] la remettait à M. Bernard qui la recevait d’un air généralement goguenard et qui écartait alors les jambes. L’enfant devait placer sa tête entre les genoux du maître qui, resserrant les cuisses, la maintenait fortement. Et sur les fesses ainsi offertes, M.Bernard plaçait selon l’offense un nombre variable de bons coups de règle répartis également (…) »

Narration sans doute encore plus gênante aujourd’hui, dans la dimension trop aisément transposable en pratique pédophile que comporte la lettre même du discours, tant au premier degré que dans ce qui pourrait être, pire encore, un second degré métaphorisé, sur lequel il n’est guère utile d’insister : {sucre d’orge, grosse et courte, [de couleur] rouge, écartait les jambes, tête entre les genoux du maître, resserrant les cuisses, fesses offertes} , tout y est pour décaler le récit dans l’ignoble, avec cette notation finale, un peu plus loin, sur « la posture ignominieuse du supplice ». Oui, un passage que j’ai perçu comme étrangement dérangeant, étrangement choquant, dans une rédaction que, du coup, et pour en atténuer la portée, on n’oserait plus dire ‘‘de premier jet’’ ! Passons.

Un clin d’œil rustique en page 181.

« Quand on disait de quelqu’un, devant la grand-mère, qu’il était mort : ‘‘Bon, disait-elle, il ne pétera plus’’ ».

Il y a bien entendu le renvoi obligé au mot prêté par Jean-Jacques Rousseau à la Comtesse de Vercellis en ses derniers instants, qu’il narre ainsi dans ses Confessions: « Elle ne garda le lit que les deux derniers jours, et ne cessa de s’entretenir paisiblement avec tout le monde. Enfin, ne parlant plus, et déjà dans les combats de l’agonie, elle fit un gros pet. ‘‘Bon, dit-elle en se retournant, femme qui pète n’est pas morte’’. Ce furent les derniers mots qu’elle prononça. »

On peut aussi, dans ce registre de la trivialité comme paravent à l’angoisse de la mort, penser à la pirouette de Georges Brassens dans une de ses chansons (sauf  erreur : Le testament) : « J’ai quitté la vie sans rancune / J’aurai plus jamais mal aux dents ».

Belles pages du côté de la 195 et suivantes. La visite au lieu de naissance et la narration terrible du départ du vieux colon à qui on a imposé l’évacuation et qui pratique la technique de la terre brûlée. La page vaut d’être  recopiée, car elle est caractéristique aussi de ce qui se ressentait, jusques en métropole, dans les milieux de droite.

« Quand l’ordre d’évacuation est arrivé, il n’a rien dit. Ses vendanges étaient terminées et le vin en cuve. Il a ouvert les cuves , puis il est allé vers une source d’eau saumâtre qu’il avait lui-même détournée dans le temps et il l’a remise dans le droit chemin sur ses terres, et il a équipé un tracteur en défonceuse. Pendant trois jours, au volant, tête nue, sans rien dire, il a arraché les vignes sur toute l’étendue de la propriété. Imaginez cela, le vieux tout sec tressautant sur son tracteur, poussant le levier d’accélération quand le soc ne venait pas à bout d’un cep plus gros  que d’autres, ne s’arrêtant même pas pour manger, [sa femme] lui apportant pain, fromage et soubressade qu’il avalait posément, comme il avait fait toute chose, jetant le dernier quignon pour accélérer encore, tout cela du lever au coucher du soleil, et sans un regard pour les montagnes à l’horizon, ni pour les Arabes vite prévenus et qui se tenaient à distance le regardant faire, sans rien dire eux non plus. Et quand un jeune capitaine, prévenu par on ne sait qui, est arrivé et a demandé des explications, l’autre lui a dit : ‘‘Jeune homme, puisque ce que nous avons fait ici est un crime, il faut l’effacer.’’ Quand tout a été fini, il est revenu vers  la ferme et a traversé la cour  trempée du vin qui avait fui des cuves, et il a commencé ses bagages. Les ouvriers arabes l’attendaient dans la cour. (Il y avait aussi une patrouille que le capitaine avait envoyée, on ne savait trop pourquoi, avec un gentil lieutenant qui attendait des ordres.) ‘‘Patron, qu’est-ce qu’on va faire ? – Si j’étais à votre place, a dit le vieux, j’irais au maquis. Ils vont gagner. Il n’y a plus d’hommes en France.’’ »

Etc., etc. Il y a encore d’autres pages, mais j’abrège.

Tout du long flotte, surnage, l’amour pour la mère, l’amour pour les humbles  (tout le chapitre sur la partie de chasse avec l’oncle Ernest et ses copains, baigné de chaleur humaine), le respect de la pauvreté, du dénuement, qui peut conduire au vrai (Finkielkraut en parle très bien), une formidable et émouvante nostalgie – la description de la rue Bab-Azoun avec le départ des hirondelles  ou la cérémonie angoissante de l’égorgement des poules de la grand-mère (et par la grand-mère) ….

La longue prière finale, dans le chapitre Obscur à soi-même, ne manque pas de souffle. Mais l’ultime vœu, la force demandée de vieillir avant de mourir pour n’en mourir que mieux et apaisé, n’a pas été exaucé. Quand la Facel-Vega de Gallimard s’est écrasée contre un platane, Camus avait 47 ans.

C’est peu de dire que, malgré les imperfections épisodiques et très largement minoritaires d’un texte à retravailler, encadrées par de longues et belles pages, on sort de là ébloui par le soleil de l’Algérie et ému de tout ce que, par nécessité pour les uns, par maladresse et manque de lucidité comme de générosité pour les autres, nous avons laissé et perdu dans ce pays-là.

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