Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
AutreMonde
25 décembre 2007

Céline et la Grande Illusion ...

D’un rangement estival, j’ai ramené - fond d’armoire - un exemplaire en assez médiocre état de “Bagatelles pour un massacre”. Une (ré)édition Denoël datée de 1943, “avec 20 photographies hors texte”. Le pamphlet est de 1937. Il n’a pas dû être réimprimé depuis. Céline est (presque) toujours réjouissant, y compris dans l’excès, mais là, de temps en temps, fût-ce au fond moins que ce à quoi je m’attendais, il passe un peu les bornes, d’autant que ses imprécations antijuives, surtout scatologiques, sont rien moins qu’argumentées. Reste la force du style, souvent extrême. Et la palette des sujets abordés est relativement large, l’éructation antisémite n’occupant guère plus du tiers de la logorrhée, ce qui donne des occasions assez savoureuses de tirades allégées en accusations “d’enjuivés” qui n’épargnent pas sinon grand-monde. Les enseignants par exemple: “... la pire clique parasiteuse, phrasuleuse, sournoise, retranchée, politicarde, théorique vermoulue, profiteuse, inextirpable, retorse, incompétente énucoïde, désastrogène de l’Univers: le Corps stupide enseignant ...”. Tant qu’à haïr, autant ratisser large. Demeurant quoi qu’il en soit au cœur des sectarismes antisémites du Louis-Ferdinand, je me suis à la lecture étonné de découvrir une charge violente contre “La Grande Illusion” de Jean Renoir, dont je n’avais en fait conservé que le souvenir - la suite l’allait prouver très partiel - de Pierre Fresnay en situation de se faire révolvériser à contrecœur par un Eric Von Stroheim à monocle et minerve ... La citation d’ouverture du chapitre est assez radicale déjà - et semble assez hors sujet - pour qu’on s’interroge sur ce qui va suivre, attribuant à Rachel cette adresse en forme de fantasme à un amant: “Je voudrais être enculée sur le corps d’un homme qu’on vient de guillotiner”. On sait des invites plus bucoliques ... L’amant en question serait Léopold Lehon. Rachel (1821 - 1858), de son vrai nom Elisabeth Rachel Félix, encore qu’on ne trouve sa trace sur aucun registre ni civil ni religieux, née en Suisse, est donnée pour fille d’une famille de colporteurs juifs, obligée très tôt à subvenir à ses besoins en chantant dans les rues. Elle parvient néanmoins à prendre des cours de déclamation et débute à Paris sur la scène du Gymnase le 24 juillet 1837, dans La Vendéenne, une pièce plus qu’oubliée du non moins désormais anonyme Paul Duport qui n’a aucun succès ... ce qui ne n’empêche pas Rachel d’accéder à la Comédie-Française l’année suivante, en 1838, via Horace (Corneille), où elle interprète le rôle de Camille. C’est le point de départ d’une carrière réellement triomphale - elle est donnée pour la première incarnation du concept de “star” - au cours de laquelle elle interprète toutes les héroïnes du théâtre classique. Résistant à la montée du drame romantique, les notices soulignent la simplicité de son jeu et de ses gestes, la sobriété et la pureté de sa diction, qui remettent à la mode une tragédie dont la grandiloquence lassait. Courte gloire: santé fragile, elle meurt à 37 ans et son cercueil, dit-on, est suivi par une foule de 100 000 personnes. Sa mémoire sera un peu reléguée dans l’ombre par le succès de Sarah Bernhardt (1843 - 1923). De Léopold Lehon, on peut apprendre (on croit avoir compris...) qu’il était fils d’une maîtresse du Duc de Morny, lui-même fils naturel du Général de Flahaut, issu de la liaison de ce dernier avec Hortense de Beauharnais, reine de Hollande - ce qui faisait de Morny un frère utérin de Napoléon III. Prolongeant la curiosité, on précisera que de Flahaut pour ce qui le concerne, s’il ne devait son nom qu’à Mme la Comtesse sa mère, avait été conçu, car il faut être deux, avec la collaboration active de M. de Talleyrand. Pour revenir à Léopold Lehon, on le voit traverser, dans les témoignages consultés, mi-secrétaire, mi-chef de cabinet (ou futur; du Duc semble-t-il, qui sera ministre de l’intérieur ...) et seulement âgé de dix-neuf ans, sur les talons de Morny, très impliqué, et de de Flahaut, content de reprendre du service à 66 ans et au fond plus ou moins son grand-père, on le voit traverser donc le petit matin du coup d’état du 2 décembre 1851, du bon côté, celui du manche. On ne commentera pas les pratiques sexuelles prétextes de ces petites précisions historiques... On revient donc à nos moutons. Et à ma surprise en lisant les céliniennes pages et leur vision du film de Renoir. Du coup, je l’ai repassé. Une cassette bienheureusement conservée sur une étagère peu visitée mais suffisamment en évidence a fait l’affaire. C’est du cinéma très daté, de celui auquel “Le Monde” attribue immédiatement la cote maximum sans se donner la peine de réfléchir et sans le moindre recul, générant ainsi parfois dans les foyers bobos dociles des débuts de soirées-télé désolants de platitude ringarde, mais enfin ... Là, c’est plutôt agréable à suivre, très simplificateur, naïvement idéaliste, outrancièrement édulcoré, systématiquement bon enfant, prévisible et convenu, “téléphoné”, mais indiscutablement sympathique, trop. Ah!, si la guerre pouvait ressembler à cette mascarade chahuteuse aux conventions de bonne éducation scrupuleusement respectées. On en viendrait à douter que le premier conflit mondial ait fait d’autres morts que Pierre Fresnay, et encore, avec une telle estime affectueuse du tueur au tué que c’en dut être un plaisir ... Mais enfin, Céline et ses vociférations? Il doit bien y avoir quelque entourloupe juive là-dedans, non? Oui, oui, venons au fait ou aux faits. Et les faits les voici: Rosenthal (Marcel Dalio), banquier, millionnaire, et juif, et qui s’assume comme tel, se retrouve prisonnier de guerre en compagnie de Maréchal (Jean Gabin), brave mécanicien parisien dans le civil, versé dans l’aviation du conflit de 14-18 et que le sort lie initialement à un officier d’état-major , le capitaine de Boëldieu (Pierre Fresnay). Les trois officiers (les deux premiers sont lieutenants) se retrouvent en quelques péripéties dans une forteresse commandée par un aristocrate allemand, un Von Rauffenstein qu’incarne Eric von Stroheim. Peinture de caractères et de circonstances. Outre les indications déjà fournies, Rosenthal est un généreux, et qui va faire équipe, dans une entente à l’humanisme idéalisé, avec le prolo bon teint qu’est Maréchal, tandis que c’est une complicité guindée par le devoir mais sensible aux affinités de classe qui s’exprime à travers l’affrontement obligé de Boëldieu et Rauffenstein. Le premier se sacrifiera, au désespoir du second, mis dans la nécessité de l’abattre, pour permettre l’évasion des deux autres. Ceux-ci forgeront, dans les difficultés de leur fuite, une solidarité amicale qui résistera aux réflexes antisémites comme aux tentations d’un amollissement quasi ancillaire auprès d’une agréable veuve de guerre teutonne. Au passage, ils auront pris la mesure à travers le hautain sabordage de Boëldieu des derniers soubresauts d’une société fondée sur les castes sans qu’on nous laisse le temps ni donne le recul permettant au titre, sous la fable montrée, de prendre son sens amer et général et à l’avenir de nous révéler combien fut grande, sous les espoirs de leur parcours et de leurs aventures, l’illusion. Il n’y a pas de quoi fouetter un chat, sauf à dénoncer la naïveté du propos et son caractère démonstratif. Mais c’est bien là, pour Céline, que le bât blesse, car ce qu’il voit, lui, ce qu’il entend, ce qu’il vomit et ce qu’il dénonce, c’est une démonstration qui “ne sert en définitive qu’à la défense des intérêts juifs, à la manœuvre des grands desseins juifs”. Ces grands radoteurs obsessionnels au premier rang desquels il marche, portant le drapeau, peuvent se retrouver amusants dans l’insulte, mais se révèlent bien souvent fatigants dans l’analyse, tant leur emportement les prive des outils de la réflexion. Sans doute, Rosenthal est juif, et banquier, et fort brave type et sans doute, Maréchal, le prolo parisien, malgré sa condition sociale modeste est bien plus près de lui que de Boëldieu et de sa distance héréditaire, de Boëldieu qui n’imagine pas une action noble autrement qu’en gants blancs et donc lave les siens, pour mourir dans les formes... Doit-on pour cela s’indigner, hurler à la propagande et s’étouffer de ce que: “ Dans ce film (...) il ne s’agit au fond que d’une seule ritournelle, mais alors passionnément ... faire bien comprendre aux masses imbéciles aryennes, bien faire entrer dans tous ces cassis d’ivrognes, que le Juif et l’ouvrier aryen sont exactement créés, mis au monde, pour s’entendre, pour se lier l’un à l’autre par un acte à la vie à la mort, absolument indissoluble ... (...) Parfaitement millionnaire ce petit Rosenthal ... mais parfaitement populaire ... Ah! mais populaire encore plus que millionnaire! (...) Tout va bien! La nouvelle vérité coule à flots, à pleines salles obscures ... Ce petit Juif Rosenthal n’est pas du tout ce que l’on pouvait imaginer! ... quelque capitaliste du même genre que les autres capitalistes ... clique d’impossibles brutes, vaniteux, bornés, pompeurs d’entrailles, tous les autres! ... Ah! mais pas du tout ... attention! Rien du tout d’abject comme les autres ... comme tous les exploiteurs aryens ... les patrons ... les vampires aryens! ... Ah! mais! ... Ah! mais! Attention Peuple! toujours si prompt à généraliser ... distinguons! Finesse! Pas abject du tout ce petit Rosenthal! Ne confondons pas! Ce supercapitaliste, fils de supercapitaliste ne jouit qu’à regret de ses exorbitants privilèges ... Mais oui ... mais oui ... (...) Ainsi voyez-vous ... comme il faut se méfier des jugements portés à la hâte! Ce petit Rosenthal est (...) un petit néo-Jésus-Christ ... Il souffrait pour nous! ... et nous ne le savions pas! ... Il le dit lui-même: Jésus, mon frère de race. De nos jours, les Messies ne naissent plus dans les étables, ils naissent dans les coffres-forts ... c’est ainsi chez les juifs: Milliardaire et Jésus (...) Il le comprend d’instinct le peuple, de tout son instinct de Juif ... les aspirations de l’ouvrier, les malheurs de l’ouvrier ... sont ses propres aspirations ... ses propres malheurs!”. Etc. ... après quoi, deuxième partie de la démonstration : “Et maintenant le film s’occupe de nous, attention! Aryens de l’intelligence! ... Attention! Contraste! Notre élite: intellectuel, noblesse aryenne, bourgeoisie aryenne se démontre absolument, radicalement, grotesquement incapable de comprendre un traître mot aux revendications du peuple! Ah! c’est navrant ... mais c’est ainsi! ... pervers, monstrueux égocentriques! Quels saligauds! Irrémédiables! Quels monstres ... Quelles super-brutes! ... Infinies! ... En marge de toute évolution ... Conclusion! Cette 'élite' aryenne doit passer la main aux Juifs et tout de suite, et disparaître!... C.Q.F.D. Implacable décret de l’Avenir! ... Boum! Blum! ...” L’argument de Céline est là, balancé en deux temps, sur une France qu’il proclame assassinée. Non qu’au pied de la lettre ou plutôt de l’image, il dénature tant, Rosenthal est peint sympathique et Boëldieu d’un autre temps, mais la suite a assez prouvé ... l’illusion des chaleurs humaines de circonstance, et la guerre finie, qu’est-il resté - qu’on ne nous montre pas - du compagnonnage obligé d’un banquier et d’un mécano? Nous aurons vu un conte de fées modernisé... Ce ne fut pas la “der des der” et le temps de la Shoah s’allait ouvrir. Alors ... oui, bien Grande était l’illusion, et on voit mal au fond, dans des temps de souffrance, ce qu’on devait reprocher à la tendre utopie de Renoir sauf ceci justement, qu’elle était utopique. Le film, de fait, l’emporte sur le livre et là, sur le motif, les excès céliniens rejoignent l’aphorisme de Talleyrand qui, parce qu’excessifs justement, pourra les dire insignifiants. Je trouve très souvent les éructations de Céline jubilatoires et dans “Bagatelles”, on ne manque pas d’occasions de rire (sa peinture anti-alcoolique de la France profonde des bistrots est au moins savoureuse), mais là, sur la Grande Illusion, outrant le trait, il est plutôt passé “à côté” du fond. À trop biaiser, on invente des complots où il n’y a que des circonstances et sans doute la sincère envie, chez un cinéaste, d’un monde un peu meilleur. Quant à Rachel et à son Léopold ... absolvons donc les fantasmes d’alcôve et restons en, puisqu’elle fut tragédienne, par exemple à Racine et à la musique schubertienne de son phrasé: “Ariane, ma sœur, de quel amour blessée / Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée ...”
Publicité
Publicité
Commentaires
A
Où Jean Renoir n'égale pas l'emportement de la plume de Céline, mais ça n'est tout de même pas mal !<br /> <br /> <br /> <br /> Renoir replies to Céline :<br /> <br /> http://1895.revues.org/4317
Répondre
AutreMonde
Publicité
Derniers commentaires
Archives
Publicité