Polars d’aujourd’hui et d’hier…
Sur une insistance fraternelle, j’ai lu récemment le dernier Henning Mankell (Le retour du professeur de danse). Le polar suédois, dont Mankell porte le drapeau, est à la mode depuis quelque temps. J’avais déjà essayé deux enquêtes de son inspecteur Wallander (Les chiens de Riga et Meurtriers sans visage). Ce n’est pas désagréable. Ce n’est pas non plus aussi exceptionnel qu’on nous l’annonçait, Le Monde des livres en tête. Et cela me semble inférieur, dans un style voisin, à ce que faisait il y a une vingtaine d’années, Martin Cruz Smith. En particulier son remarquable Gorky Parc. Il faut dire que mon souvenir du roman, formidable, est également appuyé sur l’excellent film qu’en a tiré en 1984 Michael Apted, avec William Hurt, Lee Marvin et Brian Dennehy.
Pour revenir à Mankell, son idée de départ, si elle n’est pas originale (la vengeance d’un crime antisémite), s’auto-relance bien par le développement psychologique que donne à l’intrigue l’hypocondrie (compréhensible !) d’un enquêteur cancéreux. Malheureusement le roman, en se bâtissant progressivement sur trois plans – le drame intime de l’enquêteur, la vengeance aboutie du fils de la victime initiale, l’effet domino de cette vengeance aux marges d’un réseau néo-nazi – se dilue.
Mankell a de l’imagination, un métier très solide, mais ses mises en place dramatiques, ses mises en scène très macabres, et pour le crime central, la vengeance, très «gore» (où le gore est le mélange d’horreur et de délire sanglant que cultive le cinéma du frisson des extrêmes à grand renfort de trucages), s’affadissent presque en un «Tout ça pour ça?» quand vient l’heure de dénouer les fils. Outre l’inévitable difficulté des «chutes», c’est un principe que peu d’auteurs ou de metteurs en scène savent respecter : le crime est d’autant plus affreux qu’il n’a pas de justification ou plutôt qu’il en a une, mais qu’on ne nous la livre pas . C’était peut-être par exemple la seule faiblesse de ce monument du western-spaghetti que fut et reste le «Il était une fois dans l’Ouest» de Sergio Leone : la vengeance y était expliquée. Le film eut été probablement plus fort, avec sa raison tue.
De même chez Mankell, d’autant que le crime initial, contrairement à ce qu’on nous laisse au fond croire dans l’hypothèse esquissée d’un «œil-pour-œil», ne justifie pas «techniquement» l’atroce rituel de la vengeance accomplie qu’on nous détaille. Et puis cette manie d’extension du drame vers des réseaux souterrains où sont en marche les forces immondes d’un mal jamais éteint tire trop le roman vers les obsessions délirantes d’un Jean-Christophe Grangé, par exemple dans L’empire des loups (sans nier l’intérêt de la construction assez passionnante de ses Rivières Pourpres).
Bref des réserves. Dégraissé de ses réseaux nazis, le bouquin se serait deviné potentiellement formidable. Quoi qu’il en soit, dans le monde du thriller d’aujourd’hui, Mankell, avec ce livre là, tire plus vers la veine américaine – donc le cinéma - qu’il ne reste sur le terrain de ses premières inspirations, où il était en estimable concurrence avec un talent que je lui préférais de toute façon - et que je recommande chaleureusement -: celui de Fred Vargas.
Je viens de dire «thriller d’aujourd’hui» … Or les circonstances m’ont donné l’occasion de rejeter un coup d’œil sur un thriller d’hier, un thriller d’une époque où on n’en parlait encore - et leur champ romanesque s’en rétrécissait – qu’en termes de «polars». Le Monde, dans son extension DVD de propositions du week-end, avait programmé à la mi-novembre Le Doulos, de Jean-Pierre Melville. Belmondo (jeune !), Reggiani, Piccoli, Desailly . Un joli casting. Et un roman de Pierre Lesou que j’avais dû lire en classe de troisième – la première édition est de 1957 – et dont j’avais gardé un très fort souvenir. Gallimard l’a réédité en 1998 dans sa collection Série Noire. Le film doit être du début des années 60.
Au sortir de Mankell, j’ai eu envie de replonger cinquante ans en arrière. Pour comparer ? J’ai regardé le Melville et relu le «polar». L’écriture est définitivement non-littéraire, avec accumulation de tous les poncifs du genre et de l’époque. On parle un argot appliqué et désuet, tandis que les notations d’après l’amour fleurent bon le ridicule : «Mado (…) regardait ce bel animal avec désarroi et amertume. Elle venait de vivre dans ses bras des minutes fiévreuses qu’elle ne pourrait jamais oublier…». Évidemment, on est assez loin de Chateaubriand…
Seule au fond compte la ligne narrative, le «scénario». Et de fait, le film – d’ailleurs assez mal joué - , n’est (sauf les dernières minutes) qu’une mise en image du roman, dont tous les dialogues sont repris à la lettre et dont les notations descriptives sont traitées comme autant de didascalies. Melville illustre. Tout ça est pesant et appliqué. La modification de la fin est une curiosité. Très mélodramatique dans le roman, elle avait beaucoup frappé l’adolescent que j’étais. Un malentendu tragique entraîne le héros vers la mort tandis que, revenu de son erreur, l’ami qui l’a trahi le poursuit dans l’espoir «d’arriver à temps». L’angoisse de cette poursuite m’avait fasciné, surtout la fin, à travers champs, dans un vent qui interdit que les appels portent, quand il est encor temps et pourtant que tout est déjà écrit. Tout ça se clôt dans un bain de sang où l’amour et l’amitié sont bafoués par un destin contraire. Dans la version cinéma, Melville a permuté les rôles comme l’ordre des morts, la femme fatale a quitté le champ de bataille où Lesou lui réservait une fin sublimée et le héros rejoint le dernier le royaume des ombres, après avoir rajusté son chapeau. Modifications inexplicables à mes yeux et que n’évoquent pas des «bonus» indigents.
Nulle morale à cette affaire. Le thriller, hier comme aujourd’hui, c’est le divertissement. Curiosité ou horreur, on regarde le spectacle. On est avide de savoir chez Mankell le fin mot de l’histoire – et dès lors nécessairement, on se retrouve déçu -, on est manipulé, chez Lesou , par une intrigue bâtie pour nous entraîner vers l’erreur de jugement et l’injuste condamnation dont on ne peut surseoir la tragique exécution quand le rideau s’est déchiré. On passe un moment. On est toujours un peu amer d’avoir cédé aux attraits superficiels d’une non-littérature de détente, mais on sait qu’à l’occasion, on y reviendra. Les morts de papier ou de cinéma nous facilitent la vie….