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AutreMonde
25 juin 2006

À propos du "Strategic Alignment"

Le Monde du 17 / 6, en dernière page, racontait l’histoire….

Je résume : un binôme de polytechniciens, et non des moindres, en fin de scolarité (d’application) dans le prestigieux Corps de Mines (ouvert aux seuls tout premiers du classement), lassé du faible niveau des réponses des cadres supérieurs qu’il interrogeait pour nourrir un mémoire à soutenir, centré sur «La naissance d’une mode en stratégie»… décide de monter de toutes pièces une fausse théorie, qu’il baptise «Strategic Alignment» et attribue à deux chercheurs américains, aussi éminents que faux, prétendument professeurs à Harvard. On illustre le baratin d’une fausse étude de cas, au sein d’une entreprise inexistante, mais dûment désignée, du Dakota du Sud. Le document installant le canular est soigné, truffé de suffisamment d’anglicismes pour faire vrai aux yeux de la « branchitude » managériale et il est derechef transmis à force DRH, consultants et autres éminences de la gouvernance d’entreprise. Retours enthousiastes et développés cette fois, commentaires riches avec documentation annexée, l’approche indiquée est affirmée connexe à quelques théories solidement implantées dans le «background» des interlocuteurs, elle éclaire des situations, des cas qu’on a eu à connaître etc… À deux exceptions près, personne ne flaire le piège et ne fait un tour sur Internet pour contrôler les références assénées ! Le «mémoire» des deux jeunes audacieux en sort au point, solidement argumenté.

Lors de la soutenance, les jeunes gens déchirent le rideau, un peu inquiets des réactions à venir …. Le jury, roulé dans la farine, a été beau joueur. L’affaire s’est bien terminée pour les galopins à tête d’œuf.

Quelles leçons tirer de l’anecdote ?

D’abord sans doute celle qu’indique Annie Kahn, signataire de l’article. Il en va des théories du conseil en management comme de toutes les croyances non scientifiques : l’essentiel en la matière, c’est l’effet placebo. Il n’y a que la foi qui sauve ! Certes, il n’est pas très moral que cela fasse largement vivre les charlatans de talent installés sur le marché, mais cela n’est pas sans avantages collectifs, en application du principe dit des «agnostiques pratiquants» (jolie expression, non ?) : «Personne n’est dupe, mais tout le monde y croit (s’en sert), car ce genre d’outil (les théories développées et … invérifiables) peut être utile en servant à aider les gens à parler entre eux …» . Finalement, l’entreprise marche mieux, appuyée sur des concepts vides et un petit sursaut relationnel… Cela laisse quand même rêveur. En attendant, les deux lascars surdiplômés qui ont lancé cette blague seraient bien inspirés de faire breveter leur théorie fantasmatique. Qui sait ?

Mais il y a autre chose, et qui m’intéresse davantage ….

Dans un premier temps, les deux jeunes X ont fait appel à l’autonomie conceptuelle de leurs interlocuteurs. La question était «ouverte» : Qu’avez-vous à dire sur le sujet ? Résultat : Flop ! Et pourtant, les «interrogés» relevaient du gratin d’entreprise : PDG, Directeurs de stratégie, Consultants de pointe … Et bien : Flop !
Dans un second temps, le canular-objet du délit étant constitué, ils ont fourni du matériau, une théorie charpentée avec trois pôles (Claimed values, Enacted values, Granted values : du solide, n’y comprît—on pas grand-chose ! Trois façons «d’interpréter» l’entreprise). Ils ont fourni un cas d’étude, sur quoi réagir. Tout le monde s’est mis en route. Il ne s’agissait plus de créer, ex nihilo, une réponse, mais de commenter, attaquer (ou louer) une proposition, on n’inventait pas, on prolongeait (ou on démontait) , on avait un tremplin pour rebondir , on n’était plus lâché dans le vide.
Ainsi, presque tous et presque toujours en sommes-nous là. Et c’est pourquoi sont vaines – et je retrouve mes dadas – ces procédures démago-démocratiques qui prétendent (par exemple) obtenir d’une «intelligence citoyenne» qu’elle bâtisse quelque chose à partir de rien. Claude Thélot, lançant ses réunions du «Grand débat sur l’avenir de l’école», y a noyé les bonnes volontés dans le mouvement brownien des propos creux du grand nombre confronté au néant d’un non-texte restreint, solide, de départ. Ségolène Royal y enlise la multitude éclatée des contributions incoordonnées de ses sympathisants – dont j’aurais par ailleurs tendance à être -, empilement inexploitable de réflexions sans boussole, dont aucune synthèse ne peut dégager autre chose que des banalités molles et convenues (voir son site «Désirs d’Avenir» et y examiner le traitement du problème des entrées en sixième).
On peut, avec une certaine efficacité, obtenir la critique éventuellement constructive d’un projet structuré, y voir des failles discernées, y voir surgir et retrouver analysés des points probables de blocage, retoucher le premier jet, le remettre au débat et finalement, reconstruire sur ses ruines fumantes, après le passage des oppositions critiques, une structure nette, aux aspérités et aux angles assumés, aux risques évalués, non pas consensus mou ou compromis de forme mais volonté d’action quand nécessaire redessinée.
On peut … mais il faut fournir d’abord le contenu de la première ébauche. Faire sa théorie, l’exposer dans la clarté de ses attentes, l’affronter aux avis contraires, et, pragmatique dans le détail, solide sur les convictions, souple sur les contradictions débusquées et intraitable sur le nécessaire effacement, au profit de l’intérêt général, des intérêts particuliers, tout remettre à plat dans le dialogue et tout refaire.
La méthode est exigeante, difficile et nécessaire. Il y faut de l’imagination en amont et puis, mot rugueux, de la vertu. Hélas, tout ça est rarement à l’œuvre, et on en voit d’ailleurs chaque jour les effets. Ou plutôt on ne veut pas les voir, jusqu’à l’explosion - éducative pour le sujet qui m’occupe -, qui approche à grands pas. Ici, le pire est à peu près sûr. Mais le politique au fond s’en fout. Ma foi, si l’effondrement veut bien attendre qu’il ait terminé, dans les satisfactions du pouvoir, son mandat avant , pourquoi s’occuper de la suite ? Et comme l’effondrement attendra bien encore un peu, n’est-ce pas… Encore un peu ? Je crains fort que non !

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