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AutreMonde
20 mars 2006

Giraudoux: Amphitryon 38 ou 3x8 ?

Un peu de Giraudoux donc ....

J’ai relu Amphitryon 38 dans le train Paris-Le Puy en Velay, par saint-Etienne, fin Février. Des amis devaient nous récupérer avec une voiture pour un enfouissement désurbanisé de quatre ou cinq jours dans cette France profonde qui s’enchante de sa relative discrétion touristique aux confins de la Lozère et de l’Ardèche. J’en ai parlé précédemment.

Et donc, Giraudoux dans le train. Edition poche. Préface de Jacques Robichez. J’ai suivi quelques cours de Robichez en Sorbonne et en dilettante, l’année scolaire 1968-69. J’enseignais à Dreux (28) et je montais (!) à Paris le mardi pour des “colles” au lycée Saint-Louis . J’avais gardé un créneau pour le cours de Robichez. Proust était au programme de l’agrégation et j’étais curieux de voir ce qu’en faisait l’Université et surtout l’universitaire. Pour tout dire ... pas grand-chose. Peu d’éclairages personnels, beaucoup de lectures, d’extraits. Décevant.

Et Amphitryon? Avant que Giraudoux ne s’en mêle, il est fils d’Alcée, roi de Tirynthe (au fond du golfe d’Argos, côte sud-est du Péloponnèse), et d’Astidamie. Il prend part à des conflits obscurs entre membres de sa famille. Electryon, dont il a épousé la cause, règne sur Mycènes (cité guère éloignée, au nord / nord-ouest de Tirynthe) et son arrière-neveu Ptérélas revendique ce royaume. On lève des armées, on ravage des pays, on se vole des troupeaux (ce sont des guerres à petite échelle!), on s’entretue des fils (mais ce sont des guerres!) et, quand c’est fini, on recommence. Au milieu de ces échanges d’amabilités, Amphitryon se trouve en charge provisoire du pays et - sous l’expresse promesse de la respecter jusqu’au retour du roi son père - de la fille d’Electryon, la belle Alcmène. Las, pour une vache furieuse et un geste malheureux d’Amphitryon, voilà l’Electryon qui reçoit un bâton perdu (comme on dit d’une balle) et en meurt sur le champ! Bannissement du maladroit qui gagne Thèbes (en Béotie, au nord de l’Attique) en prenant malgré tout soin d’emporter dans ses bagages la respectée, l’Alcmène. Il s’y va faire purifier par le roi Créon de son homicide par imprudence. Ce qui, néanmoins, n’avance guère ses affaires du côté de la vierge que la mort de papa , même de hasard, n’a pas disposée à délier le meurtrier de ses devoirs de respect envers, justement, sa virginité. Du coup (?) Créon en remet une couche en exigeant comme préalable à toute entreprise nuptiale qu’on le débarrasse, et Thèbes avec lui, du renard de Teumesse, qui ravage le pays et présente la pénible particularité de ne pas pouvoir être rattrapé à la course. Amphitryon s’y colle, l’affaire traîne, les dieux se sentent contraints de débloquer le dossier, le renard est dûment transformé en pierre, tout s’arrange et ... nouveau caprice de la demoiselle: on ne veut rien entendre tant que ne sera pas mort Ptérélas, l’arrière-neveu contestataire du début, le responsable initial, au fond, de la tournure des événements et du paternel décés, Ptérélas dont la vie ne tient par ailleurs qu’à un cheveu ... d’or, circonstance heureuse à ceci près qu’il est caché au plus touffu de sa chevelure. Comment s’y prendre avec doigté? Facile: Ptérélas a une fille, Comætho! On se montre, on se la rend amoureuse, elle perd tout sens moral et coupe le cheveu fatal. Mort du père et - dur mais juste - punition de la fautive par le bénéficaire de ses errements parricides. Comætho comprend, mais un peu tard, que les tendres sentiments ne sont pas toujours partagés et s’en trouve mise à mort de sang-froid! Retour à Thèbes d’Amphitryon qui s’arrange d’ailleurs pour ramener un important butin. Tout ça est-il très moral?

C’est là que prend place dans la légende l’illustre subornation de la belle Alcmène, source d’une succession de variations théâtrales dont Giraudoux affirmera (sans aucune preuve) que la sienne occupe (d’où le titre) le rang 38. Amphitryon est en route pour cueillir les fruits de ses efforts guerroyants et savourer son triomphe dans le lit de la vertueuse, décidée cette fois, au bruit de son dernier succès - dont il semble qu’on lui ait caché le principal ressort - , à se rendre aux demandes de qui a su renverser par les armes et le sort et les obstacles opposés à ses fougueux désirs. La route est longue. On revient de Taphos, où rêgnait Ptérélas, petite île de la mer Ionienne, côte ouest de la Grèce centrale (Acarcanie). Les nouvelles vont plus vite que les guerriers. Zeus a le temps d’ourdir son méfait. Il est amoureux d’Alcmène, dont il a repéré la beauté de là-haut. Il prend les traits d’Amphitryon, arrive en affirmant que finalement, il a un peu d’avance sur l’horaire et, pour donner à l’étreinte ainsi dérobée à la belle et à ses érotiques avantages l’ampleur d’une apothéose, il impose au soleil de ne pas se lever de trois jours, ce qui ne se refuse pas ...

Nuit triplée d’amour, donc, avant départ du Dieu et arrivée du héros en chair et en os. Du héros véritable et humain. Comblée sinon blasée, Alcmène manifeste peu. On s’étonne. Le doute s’installe. On se renseigne : on consulte le devin Tirésias qui dévoile le pot aux roses. Infortune révélée, Amphitryon, très colère, fait dresser un bûcher sur lequel, protestations de bonne foi ou pas, monte Alcmène . On met le feu et ... Zeus peiné - peut-être ce que je n’ose appeler la reconnaissance du bas-ventre - décide d’une averse. Miracle oblige, c’est le courroux du glorieux cocu qui fond, préférant voir dans le choix du Dieu un hommage à son bon goût et passer l’affaire par pertes et profits. Il faut ménager les puissants. Et puis à y bien réfléchir, elle ne l’a jamais trompé qu’avec lui-même. On se réconcilie.

Grosse d’un homme et d’un dieu (il y a eu en quelque sorte coup double), Alcmène va accoucher de jumeaux. Un peu chagrin quand même, Amphitryon veut connaître le sien. Après dix mois de réflexion, il introduit dans la chambre des enfants deux grands serpents. L’un des petits se réveille, prend peur, crie, tirant son frère du sommeil plus profond où il était plongé. Ce dernier se dresse sur son séant, se saisit sans un mot des reptiles, un dans chaque main, ses poings se serrent, se serrent encore... Les serpents ne bougent plus, ils sont morts, étouffés. Le voilà, le divin. Le craintif se nommait Iphiclès, on avait appelé Héraclès le second. Amphitryon, séduit par l’exploit, ne l’en aimera pas moins. On sait un peu la suite....

Et Giraudoux ? Lui, ce qui l’intéresse, c’est l’absence provisoire d’Amphitryon, qu’il justifie à sa sauce, négligeant plus ou moins les raisons légendaires et mettant Zeus à la source même du départ. Pour ficeler l’affaire en adultère constitué, il suppose d’ailleurs les protagonistes déjà mariés. Le roi des dieux a des projets, il lui faut une guerre complaisante de deux ou trois jours pour éloigner l’époux, il la mitonne, on n’a pas besoin des détails. Comme toujours avec Giraudoux, l’intelligence étincelle, au point parfois presque d’agacer dans certains aspects potaches cultivés rue d’Ulm et où excellera - autre registre - Jules Romains (Louis Farigoule, dit ...( 1885 - 1972) ; Les copains (1913) ). Mais si le clin d’œil est constant, la trouvaille est presque toujours savoureuse et, sous la dérision, la profondeur, souvent profonde.

Cher Giraudoux ... Même si, je peux bien le dire, je le préfère dans La guerre de Troie , où je ne lui trouve (ni à elle) aucun défaut.... et dont la chute est si nécessairement amère dans sa formidable invention. Car ici, quand même ...

Car ici, décidément, la fin est plus incertaine, beaucoup plus incertaine. Robichez, d’ailleurs, le souligne dans sa préface. Un premier état de la pièce était prêt au printemps 1929, pour la représentation du 8 novembre. Or, sur cette demi-année, Giraudoux n’a cessé de remettre l’ouvrage sur le chantier, remaniant et remaniant encore, et surtout le troisième acte. “Dans la réalité - dit le préfacier - les liaisons amoureuses ont souvent des derniers moments difficiles. Au théâtre et dans l’invention de Giraudoux, celle d’Alcmène et de Jupiter n’échappe pas à la règle. Il n’a jamais été tout à fait content de son dénouement et il y a même apporté encore d’ultimes retouches pour la reprise de 1934”. Et n’est-ce pas simplement la trace de l’ambiguïté profonde de la pièce? Robichez parle d’une liaison amoureuse ... mais officiellement, il n’en est rien et Alcmène n’est pas censée pouvoir être partie prenante à un tel vocabulaire. Alors? Giraudoux est hésitant, il avance une piste et y renonce, il bifurque et, brouillant ce qu’il nous avait suggéré comme logique interne du récit, il en vient à rider ce qu’on pensait être la cohérence voulue de son Alcmène, celle-là même mythifiée par la légende. Il produit quatre “inventions”, quatre “changements de pied” : le recours à Léda - le malentendu qui s’ensuit - le “Restons amis, Jupiter” - le “(Finalement,) oublions (presque) tout” .

Alcmène, de fait, à l’Acte I, a commis l’irréparable, elle a cédé à Jupiter, qu’elle n’a pas deviné sous les traits d’Amphitryon. Pas deviné? Elle l’a fait au terme (Scène VI) d’un marivaudage - en forme de jeu érotique - étonnant, occasion (est-ce sa justification? ou s’agirait-il de nous faire douter de sa bonne foi, ou d’introduire le ver dans le fruit ? ) de quelques digressions sur la dualité époux / amant.
Mercure, Acte II, Scène V, vient l’informer d’une jupitérienne et prochaine visite, sans la numéroter. Jusqu’où est-elle persuadée que c’est la première? Ce deuxième hommage, quoi qu’il en soit, bénéficie d’une publicité en amont qui interdit à une épouse - amoureuse dans les liens sacrés du mariage - de l’assumer . Dans cette difficulté, le hasard et l’auteur faisant bien les choses, Léda passe par là, qui connut le Don Juan céleste en cygne - exempt de toute grippe aviaire - jusques à en pondre un œuf, d’où sortirent Pollux et la belle Hélène justement, celle de la Guerre de Troie, œuf tant qu’à faire suivi d’un second, abritant, lui, Castor et Clytemnestre! Alcmène propose à l’ex d’y regoûter un peu, en clone d’Amphitryon... Affaire conclue. On est femmes, il faut s’entraider! Et puis le service est agréable à rendre...

On attend le dieu pour le soir, déguisé en général. Pour Léda ce sera: attente du soir, espoir! Aie! Le général est du matin... ce qui ne le rend pas chagrin... plutôt survolté même, qui franchit à cheval des fossés que nul destrier, à ce jour, n’a franchi. C’est sûr, c’est évident, c’est Jupiter en avance! On l’accueille, on le trouve un peu approximatif en Amphitryon, ce qui fait qu’on se le confirme in petto en Zeus, qu’on le (re?)marivaude un brin et qu’on le conduit en cette chambre obscure et propice aux ébats où l’attendent les bras palpitants de Léda (Acte II - Scène VII). Voilà pour la première invention ....

Et puis, Acte III, Scène IV, qu’énonce Amphitryon, cet innocent, dans un échange ému avec Alcmène et dans l’attendrissement du front commun conjugal face à la difficulté née du divin caprice ?

"Et ce matin, Alcmène, où je revins à l’aube de la guerre pour t’étreindre dans
l’ombre, te le rappelles-tu? (...) Je me rappelle (...) que ce jour là, mon cheval
franchit les fossés les plus larges (...). Mais qu’as-tu, Chérie, tu es pâle ?
"

... On le serait à moins et, je crois, tout est dit! Ainsi donc Jupiter n’était pas avance! Et c’est sa propre infortune qu’Alcmène, inopportunément soupçonneuse, a ourdie et que, pâlissant, elle découvre! Elle a poussé Monsieur dans les bras de Léda. Malentendu superbe et ... superbe et deuxième invention.

Mais Giraudoux n’assume pas, son texte se trouble, Jupiter nous refait le coup de la perplexité (la nôtre), qui va dire plus bas (Scène V) - en réponse à la question inquiète d’Alcmène : “C’est à l’aube ou au crépuscule que vous êtes venu et m’avez prise?” - “Tu le sais bien, c’est à l’aube . Crois-tu que ta ruse de Léda m’ait échappé? J’ai accepté Léda pour te plaire”. Qui ment ? Zeus ou Giraudoux? Tout, ici, se plaide et rien n’est assuré!

Et voilà que surgit, quand nous sommes encore dans le saisissement du doute, la troisième invention. Alcmène se lance dans le troc: ton amour contre mon amitié! - quand Jupiter revient à la charge - “Et si je vous offrais mieux que l’amour?” , dit-elle.... Allons, allons, Giraudoux n’y croit pas. Différent, oui, mais mieux, non! C’est Alcmène qui parle de “mieux”, ruse de femme! Giraudoux, lui, chante le “différent”, et le chante avec grâce d’ailleurs, avec délicatesse, avec justesse, avec des ministres et des jardiniers, des lions et des caniches, des ocelots et des sangliers, des marins et des professeurs, tous, comme par hasard, tous gens de même sexe! Et peut-être, tous gens “revenus de l’amour”. Car son Alcmène y est allée, et bel et bien allée! Écoutons-la, qui dit à Zeus : “Nos deux corps sont encore aimantés l’un à l’autre, comme ceux des gymnastes après leur exercice. Quand a eu lieu notre exercice? Avouez-le moi!". Et c’est vraiment cela, le trouble de la fin de la pièce. Et en même temps, c’est cela le ressort de la proposition d’Alcmène. Il ne s’agit pas de ministre, ni de jardinier, pas plus que d’ocelot ou de sanglier, il s’agit d’un amant qui a pris son plaisir (allez, on lui pardonne, et puis, ça n’était pas si mal ... un verre , ça va ), d’un amant donc à qui (mais deux verres: Bonjour les dégâts .... Il y a Amphitryon quand même !) on doit pouvoir vendre un peu de recul, l’essentiel lui ayant été acquis, pour sauver le ménage! Il faut préserver le solide. On le sait bien, une liaison avec un dieu, cela ne dure pas ...

Tout est confus, tout se mélange. Il y a le remords incertain de l’étreinte divine, l’empreinte inavouable d’une faiblesse dont on pourrait être réputée innocente, l’entêtement à vouloir sauver la tranquillité à venir de “ce couple que l’adultère n’effleura et n’effleurera jamais, auquel ne sera jamais connue la saveur du baiser illégitime pour clore de velours cette clairière de fidélité(...)”, affirmation de Zeus, s’il en fut, de mauvaise foi, affirmation qui va contre toute vraisemblance, quand se surajoute à la volupté obtenue et plus ou moins consentie, l’alanguissement en forme , qui sait, d’acte manqué ou d’auto-punition - de la part de qui d’ailleurs? - de “l’autre” dans les bras de Léda.

Et après cette comédie de l’amitié : “Viens dans mes bras, Alcmène, et dis-moi adieu” / “Dans les bras d’un ami? Oh, Jupiter, j’y cours”..... quatrième invention: la comédie de l’oubli, de l’oubli que peut (et veut bien) prodiguer Jupiter, mais qui ne se peut acquérir, évidemment (?!), que par la grâce d’un baiser, ultime perversité : “Alors oublie tout, excepté ce baiser “ / “Quel baiser?” / “Oh! pour le baiser, ne me raconte pas d’histoires! J’ai justement pris soin de le placer en deçà de l’oubli”.

Alcmène sera femme jusqu’au bout, le masque de l’épouse parfaite est peut-être bien tombé, la voilà rendue à ce qui pourrait se révéler sa giralducienne vérité, Alcmène, abusée consentante et réglant, dans son dos et avec la complicité de l’amant divin, l’avenir conjugal de son balourd de mari. Le pauvre n’aura pas même la consolation de savoir que les délices de la chambre obscure, ce matin de galopade effrénée vers une conjugale étreinte, entre deux tueries très militaires, furent sans doute délicieuses, mais plus encore adultérines.

Tout cela, impression désagréable, patauge un peu dans l’incohérence, parce que Giraudoux hésite trop jusqu’au bout, n’assumant qu’à moitié, à reculons, sa chute en même temps que l’éventuel contre-emploi du sous-titrage qu’elle pourrait suggérer : “Amphitryon 38 ou Le triomphe de l’hypocrisie” !

Voilà en tout cas qui ne me paraît pas exclu!

Et si 38 n’était que 3x8 = 24? Vingt-quatre heures de la vie d’une femme en trois temps: un temps pour la fidélité, un temps pour l’adultère (osons, pour la rime: l’adultérité!), un temps pour la perversité....

Pauvres hommes !

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