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AutreMonde
13 mars 2006

Anne Godard et Thomas Bernhard

L’inconsolable et le Naufragé ....

C’était début Février. Il y avait deux bouquins sur le présentoir, un premier roman (?) d’Anne Godard, L’inconsolable, et un Tanguy Viel, L’insoupçonnable. J’ai demandé à la caissière si elle n’avait pas aussi, en rayon, L’incontournable ... Sourire un peu apitoyé ... Je n’avais pas été aussi enthousiasmé que la critique par L’absolue perfection du crime, donc, j’ai choisi Anne Godard. Elle devait faire une séance de signatures le 15, j’avais quelques jours devant moi... En fait, ça se lit très vite, à la louche, en trois heures (157 pages; Éditions de Minuit; 13,50 euros).

Et je viens de le relire là, ce matin, pour en faire la chronique. Il me semble qu’intéressé plus qu’accroché en première lecture, j’ai davantage apprécié à la seconde. Le 15, j’y avais consacré l’après-midi, d’un trait, pour la signature de 18 heures.... que j’ai eue d’ailleurs, gentiment dédicacée. Anne Godard est jeune, trentenaire (?), plaisante, brunette cheveux longs, plutôt petit format, imperméable discret, l’air de sortir en souriant d’une Khâgne studieuse, bref, charmante, tout à fait, d’un charme de premier abord un peu désuet.

J’avais noté deux ou trois questions, posées, grâcieusement accueillies, et qui tournaient autour de ceci : ... dans ce compte-rendu analytique - et qui fait le livre - d’une spirale obsessionnelle centrée sur la perte, le suicide, vingt ans avant, du fils préféré, et sur le délitement induit de tout le contexte, sur la solidification progressive d’un jeu de rôles tendu vers l’exemplarité haineuse d’un deuil (ou l’exemplarité d’un deuil haineux ...), on sent monter, à travers l’itération des lancinants “tu fais, tu penses, tu voudrais, tu crois, tu attends, tu espères, tu crains, tu devines, tu comprends, tu trouves, tu te souviens, tu oublies, ....” comme une analogie prégnante avec la mélopée des “... dis-je, pensais-je, dit-il, comme je le disais, comme il le pensa, ...” qui tissent autour du lecteur la fascinante toile d’araignée du Naufragé de Thomas Bernhard.

Et puis, page 110: “ Où est-ce que tu as lu cela, l’histoire d’un pianiste qui voulait se comparer à Glenn Gould et qui finit par se suicider ?”. Voilà, on y est, le bouquin de Thomas Bernhard était bien là, dans l’ombre, juste derrière l’auteur.... qui n’en disconvient pas et même le revendique: Oui, ce livre, sans Thomas Bernhard, n’aurait pas vu le jour. Chez le Maître, Wertheimer s’effondrera sous l’onde sonore et incommensurable de Gould jouant Les variations Goldberg, quand ici, le jeune suicidé aura, jusqu’à la fin, joué, joué encore, joué comme on se noie, le troisième mouvement de la sonate n° 17, La Tempête, opus 31, n°2, que Beethoven a composée en 1802, à trente-deux ans, en songeant, disait-il, à la pièce de Shakespeare .... Beethoven que Gould, selon Bernhard, méprisait!

Je l’ai pensée, le 15 Février, signant les exemplaires à son petit bureau, appliquée, douce et attentive, dans l’arrière-salle de la Librairie Compagnie, rue des Écoles, quartier de la Sorbonne et des grands lycées, je l’ai pensée Khâgneuse, donc. À cause de Niobé aussi (que l’éditeur a orthographié Niobée). Fille de Tantale et reine légendaire de Phrygie, au centre de l’Asie Mineure, femme du roi de Thèbes Amphion, lui-même fils de Zeus et de la belle Antiope, séduite pendant son sommeil, Niobé avait douze magnifiques enfants, six garçons et six filles. Et Niobé, imprudemment, se vantait de cette splendide maternité, se comparant pour la surpasser à Léto, rivale de Junon et qui n’avait donné à Zeus qu’Apollon et Artémis.... Lesquels, pour venger l’affront fait à leur mère, percent de flêches ses enfants (certaines sources admettant qu’ils en épargnèrent deux, pour l’équilibre..). Dans l’extrême de sa douleur, Niobé sera, par les dieux, transformée en rocher. En rocher ?

Or, repliée elle aussi sur sa douleur extrême, celle-là qu’Anne Godard dessine à coups de “Tu”, celle-là qui a perdu, dans le sang qu’il s’est infligé, son fils, sent monter en elle comme une progressive minéralisation, qu’elle devine, qu’elle guette et sur laquelle, renseignements pris, elle pose un nom : la maladie de Niobé(e). Un nom joliment inventé, puisé dans la mythologie. Khâgneuse je vous dis. À la question posée, elle répond: Ce n’est pas le terme scientifique, bien sûr et ... pudeur ou toute autre raison, elle laisse celui-ci hors de portée.

“Mais tu sais, toi, ce qui t’arrivera, la paralysie va t’envahir lentement, jusqu’à te rendre impossible de parler, de manger et, pour finir, de respirer”. J’ai recopié, pour une amie médecin, les quelques descriptions cliniques dont s’entoure dans son auto-analyse l’inconsolable “Tu” d’Anne Godard, et j’ai lu en retour: “La pathologie dont description communiquée évoque une Sclérose Latérale Amyotrophique. Touche essentiellement les nerfs moteurs. Évolution rapide vers la tétraplégie et la paralysie du diaphragme...”. Voilà, oui: un nom joliment inventé, une perspective épouvantable.

J’ai dit: mieux en seconde lecture. Oui, plus attachant. La construction en spirale fonctionne, moins obsédante que chez Bernhard dont finalement on se détache pour lire le livre dans sa vie propre, dans son style, qui tient, dans ses montées de souvenirs, qui ne sont pas sans émotion, dans ses changements de plan, l’isolement vindicatif de la douleur voulue unique, non comparable, les images du fils dans l’incertitude d’une anamnèse qui ne peut pas reconstruire le sens du geste fatal, la houle haineuse du lui-seul-valait-et-les-autres-paieront qui se tourne vers le reste de la fratrie, la descente aussi, inéluctable, vers le paradoxal ensevelissement d’un oubli suspensif de tout, y compris de la consolation.

Soit, mais en moins de mots? En quatre mots? Ah! Si je n’avais droit qu’à quatre mots ? Et bien ...: J’ai aimé, je conseille.

Marginalement Connexe : On donne en ce moment, jusqu’à la fin du mois je crois, au Petit Montparnasse, 31 rue de la Gaité, Paris 14° arrdt, une version théâtrale du Naufragé. Mise en scène: Valérie Aubert. Seul en scène: Samir Siad.
C’est intéressant, mais surtout pour voir l’effet réducteur du passage à la scène sur un texte qui tire une grande partie de sa force de l’investissement personnel du lecteur dans l’intériorisation d’un discours totalement hypnotique. On s’embarque dans le roman, on fait corps avec le narrateur et la fascination naît de l’osmose. On lit comme on voit entrer en transe les officiants d’une cérémonie Vaudou. Au théâtre, on regarde, et les respirations de l’acteur, les temps qu’il ménage entre les phrases, le ralentissement de la mise en scène éloignent l’obsession. Le roman est une drogue. Le spectacle est davantage une curiosité.
Mais enrichissante. Samir Siad, les réserves précédentes de rythme faites, est sans reproche, même si sa complexion athlétique ne s’associe pas aisément au repliement cachectique que je prête subjectivement au narrateur de Thomas Bernhard ... peut-être, sottement, parce que c’est la tuberculose qui a emporté ce dernier en 1989.

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Commentaires
S
Merci pour votre si aimable accusé de réception... qui aura eu deux conséquences: me faire relire le blog ... pour y reprendre deux orthographes contestables, et prolonger le détour musical par le Stabat mater de Pergolèse (page 103!).
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A
Cher Monsieur, <br /> Je viens de lire votre chronique, vous êtes bon observateur, fin lecteur autant qu’érudit commentateur… <br /> N’accusez pas trop vite l’éditeur, c’est moi qui ai orthographié Niobé avec un e de trop (erreur réparée dans le deuxième tirage, ainsi que quelques autres coquilles que vous avez sans doute repérées). Votre amie a posé le bon diagnostic (on l’appelle aussi la maladie de Charcot, étrange pour une maladie qui n’a rien d’un symptôme hystérique) : je préfère le nom que je lui ai trouvé.<br /> Vous êtes jusqu’ici le seul à avoir vu l’allusion au Naufragé (alors que dès l’épigraphe je fais référence à Thomas Bernhard…) et vous m’avez fait plaisir, le jour de la dédicace en me disant que vous aviez, pour l’occasion, réécouté La Tempête (dont je maintiens que la fin du 3e mouvement s’interrompt dans un suspens).<br /> Pour le reste, spirale et houle, cela me plaît.<br /> Bien à vous,<br /> Anne Godard
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